Syngué sabour : Pierre de patience, le troisième roman d’Atiq Rahimi (né en1962), son tout dernier, est tout à fait fabuleux. Premièrement, le personnage principal, une femme voilée afghane, soigne son mari, blessé bêtement dans une bagarre, alors que le pays est en guerre. Cet homme, plongé dans le coma, est gardé en vie grâce aux soins que lui prodigue sa femme : elle renouvelle régulièrement le sachet du goutte-à-goutte rempli d’une solution aqueuse mi-sel, mi-sucre et lui met deux gouttes dans chaque œil pour les garder humides.
Les personnages ne sont jamais nommés par des noms propres, ils deviennent donc universels; ils pourraient être n’importe qui, ils ne sont personne. Dès les premières pages, on croit connaître l’héroïne depuis toujours et on réussit à entrer dans sa peau peut-être en partie parce qu’elle n’a pas de nom, mais surtout parce qu’on a l’impression d’éprouver le même besoin de se livrer qu’elle. Cependant, durant la lecture de ce bref roman, le lecteur à davantage l’impression d’être derrière la caméra, figé, car jamais il n’entre dans la tête du personnage, toujours présenté en focalisation externe : il voit la femme agir et n’a accès qu’à ce qu’elle dit, pas à ce qu’elle pense. L’histoire se déroule dans une chambre close, ce qui se passe à l’extérieur de ce lieu est décrit à l’aide de sons, mais on ne le voit jamais; ce qui fait penser à une pièce de théâtre. De plus, le style d’écriture est très sobre, direct et efficace, des phrases très courtes et des mots du registre courant. De plus, c’est comme si le livre était le monologue de la femme du « condamné », ce qui rappelle l’atmosphère du théâtre et ce n’est un hasard : Atiq Rahimi a fait son doctorat en communication audiovisuelle à la Sorbonne et un de ses film a reçu plusieurs prix.
Pour en revenir à l’écriture, elle est aussi très poétique et, comme les phrases sont courtes, le rythme de lecture est assez rapide. Deux autres éléments viennent créer le rythme, la femme compte chaque respiration de l’homme et elle égraine aussi son chapelet en répétant le nom de son dieu. Elle abandonnera cette pratique assez rapidement… Cesse-t-elle de croire en son dieu devant l’inutilité de ses prières ? Son dieu est-il impuissant à réveiller son mari ?
Plus les pages défilent, plus l’héroïne se livre, plus on se rend compte qu’elle n’est pas saine d’esprit : elle crie de plus en plus souvent contre son mari comateux, elle le frappe; elle commence également à avoir des hallucinations. Cet aspect permettra de mieux comprendre la fin quelque peu nébuleuse qu’on ne doit en aucun cas prendre au premier degré.
Cette femme issue d’une culture dans laquelle les femmes doivent entière soumission à leur mari, se confiera à lui et du fait même à nous; elle nous parlera de sa jeunesse, de sa vie de femme et de mère en dévoilant ses secrets, ses douleurs, ses malheurs, en se délivrant de l’assujettissement de la religion, des relations conjugales et sociales. Son mari sera sa « Syngué sabour », la pierre qui accumule tous les malheurs d’un être jusqu’à en exploser.
En d’autres mots, nous sommes spectateurs de l’émancipation d’une femme d’abord soumise et aimant son mari. La vision qui nous est donnée ici change de celle que nous proposent habituellement les médias : la parole libérée permet, sans doute de manière infiniment plus efficace, de prendre conscience de l’oppression que ces femmes subissent et de la souffrance que cet état des choses impose.
L’insertion du conte de la « Syngué sabour » renoue avec la tradition orientale. L’histoire que raconte la grand-mère de la femme est aussi très intéressante et porte à réfléchir. J’ai adoré la solution que le beau-père trouve à l’histoire, dont le dénouement, rappelons-le, devrait amener une fin heureuse et préserver le protagoniste de tout malheur. Selon le beau-père, il est nécessaire de sacrifier trois choses : renoncer à l’amour de soi, à la loi du père et à la morale de la mère…
Bien que ce roman ne soit pas drôle, il y a une séquence qui m’a fait sourire : la femme prétend qu’elle est prostituée afin d’échapper à un viol. J’ai trouvé cela vraiment intelligent : « Pour les hommes comme lui, violer une pute, ce n’est pas un exploit […] en baisant une pute, vous ne dominez plus son corps. Vous êtes dans l’échange […] Souvent c’est elle qui vous domine. C’est elle qui vous baise. » (p. 99)
Je voudrais terminer en répétant que ce livre, aux allures de pièce de théâtre, est un vrai petit bijou. Il est facile d’accès et impose par la suite un travail de réflexion sur soi-même et sur les autres; en ce sens, ce n’est pas une lecture « facile ».
Meggie-Laurence Vincent
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