Auteure fort prolifique, Karine Tuil est connue du milieu littéraire, et plusieurs de ses œuvres se sont retrouvées en nomination pour des prix ou en ont reçu. Que ce soit à l’aide d’un récit burlesque, tel que dans Interdit, ou en adoptant une écriture plus grave, comme pour Douce France, les romans de Karine Tuil semblent aborder des thèmes très intéressants. La domination ne fait pas exception à la règle. La forme utilisée est elle-aussi très intéressante puisqu’on y retrouve une narration à la première personne entrecoupée de l’histoire racontée par cette même narratrice, et cette mise en abyme vient ajouter à la richesse du récit.
Dès les premières lignes du roman, la narratrice nous saisit justement par la richesse de l’histoire. Elle nous décrit son père tel qu’elle le percevait, soit comme un être manipulateur, hypocrite, vivant de l’illusion. Pourquoi donc écrire sur cet être sans scrupule? Un éditeur lui aurait demandé de faire l’exercice, d’écrire sur son père, Jacques Lanski, cet homme à double face, ce personnage charismatique dont les vilains côtés n’étaient révélés qu’en privé. La narratrice hésite, puis se décide à écrire en passant par la fiction, se transformant en homme pour les besoins de la cause. « [J]e serai le mâle, le fils, la part d’ombre, le double masculin, négatif, j’emprunterai l’identité qu’il m’avait choisie : Adam » (p.49). On découvre alors le deuxième roman dans ce roman, l’histoire de Jacques Lanski, cette fois-ci à travers le regard blasé de son « fils », Adam.
À partir de cet instant, les deux histoires se juxtaposeront l’une à l’autre. L’histoire de la narratrice, de sa relation ambiguë avec son éditeur, que l’on imagine avoir cours à Paris, histoire au cœur de laquelle on découvre toutes les interrogations d’une fille envers son père quant à ces actions blessantes. C’est à même ce récit que l’on découvre aussi toute la difficulté éprouvée par la narratrice lors de la rédaction. Parallèlement, il y a l’histoire de Jacques Lanski qui, dans un premier temps, se mariera à une aristocrate catholique française, sera père de deux enfants, reniera ses racines juives, pour finalement aller vivre en Israël avec sa maîtresse russe, renouant avec ce passé qu’il tentait d’oublier, geste sans explication qui sèmera la confusion et la haine chez la narratrice.
La note de suicide, ce « Je n’en peux plus, pardon » (p .157), vient appuyer le questionnement quant à la véritable nature du père de la narratrice. Ce qui est particulièrement intéressant au sein du livre, c’est justement cette double interrogation de l’identité du père, puisque celle-ci se trouve présente tant chez la narratrice que chez son avatar, Adam. Le roman est donc un prétexte au récit de la vie de cet homme qui apparaît bien des fois hypocrite, jouant un rôle de médecin charismatique pour ses patients, d’homme humaniste, mais qui se joue de sa famille dans l’intimité. C’est d’ailleurs le double récit qui vient ajouter de la force au propos, car l’histoire de cette trahison nous est racontée deux fois, une fois à travers les yeux de la narratrice et une autre à travers ceux d’Adam.
C’est donc une domination claire qu’exerce le père au sein de sa famille en la manipulant, domination qui justifie le titre du roman. Cette domination n’est cependant pas la seule au coeur même du livre, puisque celle de l’éditeur sur son auteure est aussi abordée tout au long du récit. On y retrouve aussi une autre forme de domination, une domination d’ordre amoureux ou sexuel, puisque nous est relatée aussi la relation érotisée entre l’éditeur et la narratrice, où l’on ne distingue plus toujours lequel des deux personnages en vient à dominer l’autre.
Karine Tuil nous transporte donc dans un univers bouleversant où les valeurs s’entrechoquent, où l’on tente de trouver un sens à des actions injustifiées, blessantes. La justesse du style, la véracité du discours de la narratrice amène le lecteur à ressentir les mêmes émotions intenses que la narratrice elle-même. Ce concept de roman dans un roman est très fort, puisqu’il ajoute à la vraisemblance du roman, créant entre la narratrice et le lecteur ce sentiment de proximité puisque les deux savent que le roman de Jacques Lanski est un récit. On en vient donc parfois à oublier que le récit de la narratrice est aussi un roman. L’auteure joue de ces deux histoires, les superpose à un point tel qu’on ne sait plus distinguer les éléments de la fiction écrite par la narratrice qui sont « vrais » de ceux qui seraient tirés de son imagination. La fin est donc très surprenante, les deux histoires s’entremêlant plus que jamais dans une complexité amenant un suspense très prenant.
Bref, La domination est un véritable petit bijou, le genre de livres que l’on prend plaisir à lire tant il est bien écrit. Le thème de la domination et ses multiples sens est si bien exploré qu’une relecture du texte mettra très certainement en lumière de nouveaux éléments, ce qui fait de cette œuvre une véritable mine d’or à même de nous amener à une nouvelle réflexion pendant chaque relecture. Un livre donc à lire et à relire, pour un plaisir renouvelé chaque fois!
Marianne Deschênes
vendredi 10 octobre 2008
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