mardi 21 octobre 2008

Le rêve de Machiavel

Quelques remarques sur l’ouvrage de Christophe Bataille, Le rêve de Machiavel,
et ce que j’ai pu en saisir…

Ce roman me semble porter une charge considérable contre la naïveté des penseurs modernes, mais pis encore contre les désillusions de la société présente. Recourir à Machiavel me semble à la fois une illustration particulièrement suggestive pour traiter des espoirs prophétiques de la modernité comme celle de la présence de la peste nous renvoie à ce qu’il y a de plus éprouvant pour l’homme, la mort, et pour une société : voir sa population s’éteindre sous les feux de la peste.

Machiavel est demeuré célèbre pour son ouvrage Le Prince écrit en 1517, dédié à Laurent de Médicis, qui sera finalement publié quelques années plus tard. Il semble qu’il ait interrompu Les discours sur la première décade de Tite-Live pour l’écrire. C’est dire que ce qui nourrit sa réflexion tire sa source des événements contemporains florentins et vénitiens, comme des périodes tout aussi mouvementées de l’Antiquité romaine. Il en tire un certain nombre de leçons qui ont fait de lui le fondateur de la science politique moderne. Partons des faits, laissons-les parler et tirons-en un enseignement propre à éduquer tant les princes que les peuples.

Ce qui fait de Machiavel ce penseur typiquement moderne, c’est précisément son absence de propos moralisateurs pour traiter des matières aussi graves et sérieuses que l’action des dirigeants politiques et le bien-être des peuples. Ainsi Machiavel, dans Le Prince, cite Tite-Live et nous rappelle que ce qui semble offensant dans son regard se trouvait déjà chez Tite-Live : « La guerre est juste pour ceux à qui elle est nécessaire, et saintes sont les armes quand il n’est plus d’espoir qu’en elles (Tite-Live) ». L’exemple vient de loin et l’observateur de Tite-Live a bien appris. À preuve :
Il n’est donc pas nécessaire à un prince de posséder toutes les vertus énumérées ci-haut; ce qu’il faut, c’est qu’il paraisse les avoir. Bien mieux : j’affirme que s’il les avait et les appliquait toujours, elles lui porteraient préjudice; mais si ce sont de simples apparences, il en tirera profit. Ainsi, tu peux sembler – et être réellement – pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux : fort bien, mais tu dois avoir entraîné ton cœur à être exactement l’opposé, si les circonstances l’exigent. Si bien qu’un prince doit comprendre, et spécialement un prince nouveau, qu’il ne peut pratiquer toutes ces vertus qui rendent les hommes dignes de louanges, puisqu’il lui faut souvent, s’il veut garder son pouvoir, agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Il doit disposer d’un esprit en mesure de tourner selon les vents de la fortune, selon les changements de situation. En somme, comme j’ai dit plus haut, qu’il reste dans le bien si la chose est possible; qu’il sache opter pour le mal, si cela est nécessaire.

Combien il est louable à un prince de respecter ses promesses et de vivre avec intégrité, non dans les fourberies, chacun le conçoit clairement. Cependant, l’histoire de notre temps enseigne que seuls ont accompli de grandes choses les princes qui ont fait peu de cas de leur parole et su adroitement endormir la cervelle des gens; en fin de compte ils ont triomphé des honnêtes et des loyaux.

L’envie de conquérir est assurément chose très ordinaire et très naturelle; et chaque fois que des hommes qui le peuvent s’y livreront, on les en louera, ou du moins ne les blâmera point. Mais lorsqu’ils se jettent dans les conquêtes sans en avoir les moyens, ils commettent une faute et méritent le blâme.
Est-ce à dire que Machiavel serait un partisan de la ruse ? oui; du recours à la force ? certes; pire, qu’il fait montre de perfidie ? non. Il l’écrit en toute lettre : La meilleure forteresse au monde est l’affection d’un peuple. Alors ? À nouveau recourons au Prince pour tenter de l’expliquer :
Mais la distance est si grande entre la manière dont on vit et celle dont on devrait vivre, que quiconque ferme les yeux sur ce qui est et ne veut voir que ce qui devrait être apprend plutôt à se perde qu’à se conserver, car si tu veux en tout et toujours faire profession d’hommes de bien parmi tant d’autres qui sont le contraire, ta perte est certaine. Si donc un prince veut conserver son trône, il doit apprendre à savoir être méchant, et recourir à cet art, ou non, selon les nécessités.
Machiavel refuse d’accorder quelque espace que ce soit aux bons sentiments, aux intentions nobles, car, prétend-il, ils ne savent rivaliser avec la froide lucidité, l’observation crue d’un monde lui-même impitoyable et cruel. On comprend pourquoi les valeurs d’honnêteté, de compassion ne font pas bon ménage avec les enseignements qu’il tire de l’histoire, tant celle du passé que celle qui lui est contemporaine. La Raison doit guider l’action du prince, et c’est pourquoi, à mon avis, Bataille choisit Machiavel pour traiter plus globalement du dernier millénaire que nos sociétés viennent de vivre.

Pour Bataille, Machiavel contemple « le monde des hommes sous le monde de Dieu. Soudain on prononce les mots épidémie, peste, et tout est fini » (p.19). Et, si vous me permettez ce saut d’un demi-millénaire qu’effectuerait un observateur d’aujourd’hui : « Ce qui est neuf, c’est la mort partout. C’est de tuer avant de mourir à son tour (World Trade Center un certain 11 septembre et après). Mieux : tuer et ne pas vivre. Ce qui est neuf et irréversible, c’est la possibilité d’être pleinement homme, c’est-à-dire sans humanité » (p.25). Nous serions devenus plus consciemment autonomes que jamais à propos de l’emprise qu’a la société sur elle-même et par là plus inhumains que jamais !!! J’appelle ça une sacrée désillusion moi… pas vous ?

Quel est le spectacle qui s’offre sous les yeux de Machiavel ? Un monde où le rire a disparu (p.39), où tout s’est obscurci (p.40). Pourquoi ? Parce que depuis « l’esprit fait tout… jusqu’à l’oubli des dieux » (p.40). Pourquoi s’agirait-il d’une condamnation des temps modernes avec à son sommet, la Raison (la science, la technique) ?

Quel est l’Évangile de notre temps ? Celui du Lion !!! « L’alliance ancienne puis nouvelle sont mortes. Ne croyez pas aux temps derniers. Nous sommes au commencement. L’origine est devant nous » (p.52). N’accordez plus d’importance aux traditions, aux valeurs anciennes, l’avenir nous appartient et il est radieux, comme dit Kundera.

Peut-on avoir meilleur témoignage de notre temps que celui-ci : « La femme n’est plus la femme. L’homme n’est plus l’homme. L’enfant est une charge. Il n’y a plus d’humanité. […] La maladie n’est pas en ville, mais dans l’esprit de tous. » (p.55)

Ce sinistre conseil qui amuserait la grosse femme : « Si tu peux tuer ton ennemi, fais-le, sinon fais-t’en un ami ». N’est-ce pas une maxime qui célèbre la guerre par d’autres moyens si chère à Adam Smith, la guerre économique ? Et Machiavel dans tout ça ? Il tient la chronique, sans distinction entre les grands et petits événements (p.57). Toute cette mort qui nous entoure, doit-on l’associer à l’esprit de l’homme nouveau (p.77) ?
Oui, le lien avec la société contemporaine est bel et bien présent : « L’histoire de la peste est l’histoire de la pensée fouaillant la peste pour l’abolir » (p.64). Le monde n’a plus ni noyau, ni écorce, ni règles (p.135). « Il n’y a plus d’hommes et de femmes, il n’y a plus de conscience. Il n’y a plus qu’une foule invisible et craintive. Un ordre sans tête s’est établi » (p. 135). « L’innocence est partout […] Que les péchés soient abolis. Que l’espèce s’améliore. Beaucoup se cherchent des magies. Tous sont en armes. Quelques-uns, dévoués, passionnés, souvent idiots, brûlent les morts ». (p.135) « La course du monde est terminée. Il n’y aura plus d’éden, de rivières ondoyantes, il n’y aura plus de bûcher où se tordent la frère et la sœur, il n’y aura plus de prêtres, de mages, de sorciers. La mort triomphera, songe Machiavel. La technique sera partout. La connaissance, les images. Bientôt, l’esprit chassera le corps et la nature. Bientôt, l’esprit sera cette bête à six pattes, cet ombilic spirituel qui chassera même l’histoire » (p.179).

« Je cherche la noblesse » (p. 214). Pas le rang social, je parierais, mais ce qui fait de l’individu un homme respectueux d’autrui et de la nature. Pourtant, n’y a-t-il aucune issue ? Si, il y en a lorsqu’on observe Machiavel et qu’on voit l’homme en lui (p. 216) et non le Machiavel qui tire des leçons et n’en a que pour la raison : il s’agit de restaurer un peu d’humanité entre nous. « Plus efficace, que la flatterie, moins fatiguant que la menace, il y a la douceur. La politesse nous fait propre, quand la séduction salit tout » (p. 44). Il faut l’opposer à ceux qui n’entendent pas, ne voient pas et se trouvent sans émotion, qui n’aiment rien, ni personne (p. 45). Machiavel soupire, lui qui n’a aimé que la raison ou mieux, la liberté. Il tremble de s’éveiller (p.46). Il faudrait s’aimer et c’est tout, il faudrait revenir au point où les hommes ne savent pas se tenir (p. 65-66) !!! Aujourd’hui, il voudrait ne pas être seul (p. 81) N’est-ce pas là le lot de nombre d’entre nous ? Car comme il l’écrit, que vaut un homme, quand tous meurent. Rien, alors pesez vos vies. Rangez vos armes.

Telle est sa chronique de l’an deux mille, livrée entre Chine et Moïse comme l’écrit Bataille.

Richard Montour
Département de Sciences sociales

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