jeudi 30 octobre 2008

Le Goncourt des lycéens vu par Céline Bengle du service aux étudiants

Qui dit que les jeunes ne lisent pas ? qu’ils ne sont plus capables de persévérance et d’effort ? et que rien ne les intéresse vraiment ?

À ceux qui pensent ainsi, je répondrais qu’ils n’ont pas eu la chance de côtoyer les participants du prix Goncourt des lycéens pour véhiculer encore d’aussi insipides impressions sur les jeunes de la présente génération. Car moi, je les ai vus à l’œuvre, ces jeunes, je les ai vus s’acharner à lire les 15 romans en six semaines en plus de leur programme habituel, j’ai vu la qualité des critiques et des résumés de rencontre qu’ils ont rédigés, j’ai entendu le sérieux de leurs interventions tout au long du projet, je les ai vus s’emballer, s’emporter en défendant leurs opinions et je les ai trouvés beaux… intelligents, structurés, généreux, ouverts, curieux, au point de les admirer sincèrement.

Ils ont, de plus, non seulement le mérite d’avoir tenu bon et d’avoir relevé le défi de répondre aux exigences du projet, mais ils ont aussi avant tout celui de s’être engagés volontairement dans le projet en devinant combien cela représenterait d’efforts et de ténacité. Ils l’ont fait pour le plaisir de l’aventure, par intérêt culturel, sans égard pour ce que cela leur en coûterait sur le plan de la gestion de leur temps et de leurs responsabilités personnelles.

Et cette démarche, ils étaient vingt-deux à l’avoir entreprise, certains en sachant même fort bien dès le départ qu’ils ne pourraient pas, pour différentes raisons, profiter de l’ultime récompense : partir à Paris. Voilà bien la preuve de la générosité de leur engagement!

Les neuf participants qui ont été sélectionnés pour représenter le Collège ont démontré une rigueur, une persévérance et un engagement personnel hors du commun. Pour notre communauté, être représentée à l’étranger par un aussi beau groupe constitue, à mon avis, un vrai privilège.

Si j’ai senti le besoin de témoigner ainsi, c’est que le fait de suivre ces étudiants dans leurs démarches et de participer avec eux à l’exercice m’a procuré l’occasion d’apprécier une nouvelle fois la richesse de notre jeunesse, et d’établir un contact privilégié avec de jeunes adultes motivés, étonnamment mûrs et en qui nous pouvons fonder les plus grands espoirs.

À tous ceux qui doutent encore du sérieux de la jeunesse actuelle, je souhaite le bonheur de connaître pareille expérience.

Le dévoilement

Une histoire tristounette qui heureusement finit bien...

Le fait que le Collège ait été sélectionné pour représenter le Québec dans le cadre du Prix Goncourt des lycéens étant en soi un bel honneur et des efforts particuliers ont été investis pour que le dévoilement des lauréats se fasse en grande pompe… à la hauteur du projet.

Le Collège était particulièrement fier que Mme Christine St-Pierre, ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine et députée de l’Acadie, ait non seulement consenti à appuyer le projet, mais qu’elle ait accepté l’invitation de venir procéder elle-même à l’annonce officielle des noms des étudiants sélectionnés pour partir à Paris et Rennes participer à la dernière phase du projet.

L’événement revêtait donc un caractère protocolaire et, pour s’assurer que la réception se déroule dans les meilleures conditions, il a été convenu d’organiser l’événement à la bibliothèque… endroit tout indiqué pour un concours littéraire! Il fallait sentir l’effervescence que les préparatifs ont engendrée dans ce lieu de quiétude et de silence! Le côté inhabituel de la tenue d’un événement dans ces espaces conférait déjà un caractère bien particulier au projet.

Tout était beau, parfaitement en place quand ils sont arrivés, ces étudiants-jurés en lice pour le voyage et qu’ils sont entrés les uns après les autres et se sont nerveusement agglutinés ensemble autour du premier comptoir de livres, en réponse au réflexe spontané de se serrer les coudes dans l’attente du dévoilement des noms. J’étais parmi eux, j’ai pu sentir l’émotion du moment… toute la fébrilité de leur attente, de leurs espoirs, de leurs craintes. Certains avouaient n’avoir pas réussi à dormir, d’autres affirmaient avoir eu toutes les difficultés à se concentrer pendant leurs cours du matin, d’autres encore disaient flageoler sur leurs jambes. Il y avait dans ce petit groupe une telle anxiété que seuls quelques fous-rires nerveux parvenaient à détendre un tant soit peu l’atmosphère.

Pour moi qui connaissais la sélection, l’expérience était éprouvante. C’était tellement triste de savoir que certaines d’entre eux qui espéraient tant être du voyage apprendraient dans quelques minutes qu’elles en seraient exclues et ce, tout simplement parce qu’il avait fallu tracer une ligne pour respecter le nombre de sept participants, et par conséquent, sacrifier la candidature de deux participantes qui avaient elles aussi rempli, à quelques dixièmes près, toutes les exigences du projet. L’émotion était grande pour tous.

Quand la cérémonie a commencé, c’est encore en bloc qu’ils se sont déplacés pour aller s’asseoir, en groupe, bien collés les uns aux autres. Au moment de l’annonce des noms, je les voyais trépigner et, quand les sept sélectionnés se sont retrouvés sur la scène, je ne pouvais détacher mes yeux de ces deux étudiantes privées du voyage. L’une est demeurée figée, stoïque alors que l’autre s’est effondrée et pleurait à chaudes larmes, absolument inconsolable. Leur déception était telle qu’elle entachait le plaisir des lauréats et que personne n’osait vraiment se réjouir de son propre succès. Les étudiants sélectionnés étaient aussi très émus et ont spontanément bondi vers leurs collègues dès la fin de la prise des photos pour les entourer de leur amitié, négligeant un peu les félicitations qui leur étaient accordées. Cela a donné lieu à une ambiance trouble où le bonheur des uns était vraiment assombri pas le chagrin des autres.

Même Mme la Ministre s’est montrée sensible au désarroi des deux étudiantes et elle a tenu à s’informer des conditions de la sélection qui avait mené à une telle situation. Quand elle a appris que ce n’étaient finalement que d’infimes décimales qui avaient écarté les deux dernières participantes et une question pécuniaire qui limitait le nombre de participants au voyage à sept étudiants elle semblait sincèrement déplorer la situation.

La cérémonie qui se voulait joyeuse s’est donc terminée sur une note plutôt tristounette et chacun est retourné à ses occupations, un peu troublé.

Or qu’elle ne fut pas notre surprise quand nous avons appris que, aussitôt revenue à ses bureaux, Mme St-Pierre communiquait avec la Direction du Collège pour annoncer qu’elle assurerait un appui financier supplémentaire pour permettre aux deux candidates non sélectionnées de se joindre à leurs amis et de partir, elles aussi, vivre cette belle aventure.

Dire la joie de ces deux jeunes est difficile tellement elle est empreinte d’émotion et de bonheur! Les larmes de chagrin se sont transformées en larmes de joie et ils étaient nombreux à s’éponger les yeux en apprenant la nouvelle. L’annonce de ce revirement a chamboulé non seulement ces deux participantes, mais aussi leurs collègues et tous ceux qui, de près ou de loin, ont contribué au projet.

Peut-être Mme la Ministre ne saura-t-elle jamais l’effet véritable de sa décision. Si elle en mesure bien toutes les dimensions, elle s’en enorgueillira certainement.

C’était si réconfortant de constater que nos hautes instances savaient être sensibles et désiraient aussi sincèrement contribuer à la cause des jeunes. Chapeau!


Céline Bengle
Conseillère à la vie étudiante

dimanche 26 octobre 2008

Le silence de Mahomet

Avec Le silence de Mahomet, c’est un voile qui se lève sur la naissance de l’Islam et de son prophète orphelin et désargenté. C’est une histoire à quatre voix. Celle de Khadija, sa première épouse, sa confidente et son rempart. L’homme qu’il était sera esquissé par la voix d’Abou Bakr, son meilleur ami et successeur qui s’attirera la fidélité des uns et la haine des autres, dont Ali, le fils adoptif de Mahomet. Khalid, le bien nommé Glaive de l’Islam prendra à son tour la parole dans un décor de luttes sanglantes, de conquêtes et de conversions. Et enfin, Aïcha, femme jalouse, femme aimante, se confesse. Sur ses genoux, Mahomet exhalera son dernier souffle.

Salim Bachi a imaginé de raconter la vie de Mahomet par les voix de ceux et celles qui partageaient sa cause, son exil, ses défaites et ses victoires. Ligne après ligne, Bachi tisse la vie du grand prophète sur le métier de chacun. Ils le connaissaient quand il n’était que l’orphelin qui se retirait plusieurs jours dans le désert. Il est devenu le mari respecté, le messager redouté, l’amant tant désiré, l’homme qui pour Allah a tué et la légende qu’il est aujourd’hui.

Dans ces pages, tout tourne autour de la fidélité. Envers Dieu et la foi en Lui. Les hommes se battent, meurent, tuent pour une seule et unique raison. Admettre Qu’il n’y a de dieu que Dieu. N’est-ce pas le propre de la plupart de nos religions? Une partie des contemporains de Mahomet ont cru en lui et en son message. Et certains de nos contemporains y croient toujours.

En lisant, à chaque début de chapitre, les extraits du Coran, je retournais en enfance. J’ai reconnu des parties de phrases, des manières de penser qu’on retrouve dans la Bible ou qu’on nous enseignait à la catéchèse. La Bible, je ne la lis plus. Mais ces mots m’ont rappelé pourquoi j’y croyais auparavant, mais aussi pourquoi je n’y crois plus.

Ce livre mérite d’être lu pour ce qu’il est : une sorte d’héritage. Pas seulement pour les musulmans, mais aussi pour nous. Que de merveilles il y a à apprendre les histoires des autres ! Rien ne nous oblige à être d’accord avec les coutumes qui nous sont étrangères, mais le respect leur est dû.

Malgré les mille et un noms qui se trouvent dans ces pages – mots que j’essayais maladroitement de prononcer – et qui rendent parfois la lecture fastidieuse, j’ai apprécié ce livre. Ces mots devenaient un pont entre moi et le désert d’Arabie. En revêtant le voile des mères des croyants, j’ai aimé ces voix qui me racontaient l’histoire de Mahomet.

Un bravo à Salim Bachi qui nous entraîne sur les pas de Mahomet, dans son intimité, ses révélations et ses doutes. Après tout, ce n’était qu’un homme, qui a eu comme tout le monde, a subir son lot de malheurs.

Rose Carine Henriquez

Là où les tigres sont chez eux

Jean-Marie Blas de Roblès a réussi à créer un roman tout à fait magique où chacun des protagonistes est un passionné poursuivant une quête. En effet, le pseudo-héros Éléazard von Wogau veut élucider le mystère Kircher, savant jésuite du XVIIe siècle. Élaine, son ex-épouse, veut trouver le fossile qui révolutionnerait la pensée sur l’évolution du monde. Moéma, sa fille, recherche le bonheur. Nelson veut venger son père. Et ainsi de suite.

L’auteur a construit son livre comme si se suivaient plusieurs romans qu’on pourrait d’abord croire indépendants les uns des autres. Un narrateur omniscient raconte l’histoire de certains personnages (Éléazard, Élaine, Nelson, Zé, Mauro, Moéma, etc.) dans des sous-chapitres. Le fil de l’histoire se trouve continuellement interrompu par une biographie. En effet Éléazard se triture l’esprit à comprendre le récit que Caspar Schott (« Je », narrateur-témoin) a entrepris sur son maître Kircher. Cette façon de faire tend à placer le lecteur dans une frustration permanente. Il quitte l’action, le déroulement de l’histoire qui se passe dans le Brésil du XXe siècle, parce que le récit de Schott le ramène, au début de chaque chapitre, en plein XVIIe siècle, au cœur d’une pensée assez limitée. Cette dichotomie entre la pensée et l’action agace, mais force le lecteur à poursuivre sa lecture, impatient qu’il est de pouvoir établir le lien entre les deux époques.

Je me suis parfois sentie agacée, énervée et même irritée, mais j’ai voulu savoir. L’auteur nous pousse à ressentir une profonde envie de lire, de savoir, de découvrir, et c’est là son tour de force, son incroyable originalité que le lecteur saura apprécier grandement, tout comme moi.

Monsieur Blas de Roblès fait preuve d’une belle capacité descriptive et analytique. Nous sentons les personnages, nous vivons avec eux, nous nous identifions à eux. De plus, il démontre une solide érudition qui lui permet de nous faire comprendre une part du questionnement philosophique du XVIIe siècle. Nous suivons un certain cheminement de la pensée qui, en quelque sorte, perdure encore aujourd’hui en ce qui concerne la recherche de nos origines et celle de la vérité.

Ce roman, cette quête de la vérité, se révèle assez pessimiste. Tous les protagonistes se perdent d’une façon ou d’une autre. Éléazard se sentant trahi par Caspar ou Kircher abandonne ses recherches, Élaine se perd dans la jungle malgré ses découvertes, Moéma tombe dans la drogue, Nelson accomplit sa vengeance et meurt, l’avenir de Loredana s’annonce bien sombre, etc. De plus, Éléazard, l’intellectuel, pris dans sa bulle Kircher, si on peut le dire ainsi, ne voit presque rien de la réalité qui l’entoure ni des drames vécus par les êtres qui lui sont chers.

C’est un roman à lire et à relire : il donne à réfléchir, mais permet de conserver, du début à la fin, le plaisir de lire… C’est rare !

Anne-Sophie St-Pierre-Clément

Rencontre du 15 octobre

(Après-midi)

On va bientôt savoir qui part la semaine prochaine… La tension est palpable!

Madame Garet confirme la présence d’olivier Rolin à la librairie Monet le dimanche 2 novembre et nous demande de nous préparer à cette rencontre.

On commence à parler des livres tout de suite, il va bientôt falloir choisir nos trois préférés. Le premier à être décortiqué est Une éducation libertine. Tout le monde s’accorde pour dire que c’est merveilleusement bien écrit (a fortiori pour un premier roman) et que les descriptions sont splendides. C’est l’effet sur leur santé de ces odeurs si bien racontées qui semble déplaire à certains. On relève vite la multitude de références intertextuelles, en passant du roman Le Parfum à Entrevue avec un vampire d’Anne Rice, sans oublier L’Éducation sentimentale. Madame Garet nous fait remarquer de petits anachronismes volontaires dans le texte, comme les opéras (Carmen !) qui n’ont pas leur place dans le Paris de cette époque. Parlant de Paris, on veut tous toujours tout autant y aller.

On passe à Jour de Souffrance de Catherine Millet. Entre les attaques sur la narratrice-auteure et les critiques au vitriol sur l’écriture, on comprend assez vite que le roman est condamné d’avance. Entre les «c’est le pire livre de ma vie » et les rires à chaque pique bien sentie, on prend une pause pour pousser un soupir de soulagement quand on se rappelle que le roman a été rayé de la liste des Académiciens Goncourt : Mme Millet n’aura pas « le » Goncourt; s’il n’en tient qu’à nous, elle n’aura pas non plus le Goncourt des lycéens....
Bilan : Alexandra est traumatisée par la narratrice-personnage qu’elle croit capable d’être une tueuse psychopathe et Rose Carine, qui n’a pas encore lu ce roman, redoute le pire !

On passe ensuite à Syngué Sabour : Pierre de patience, qui a nettement plus séduit les jurés. Certains ont été craintifs en le commençant, mais ont fini par tomber sous son charme. Certains ont adoré le lieu clos, d’autres le personnage principal. On prend un moment pour faire une étude de l’instabilité psychologique grandissante de la femme et tenter d’expliquer la fin à ceux qui ne l’ont pas comprise. Ensuite on parle des « bibittes » (la mouche, les blattes, etc.) et on divague encore un peu. Tout le monde commence à comprendre pourquoi on n’a jamais le temps de choisir « le meilleur livre de la semaine ». On finit sur une étude des liens entre le livre et le théâtre de Wajdi Mouawad; Madame Garet compare l’écriture simpliste à la manière de s’exprimer d’un certain président américain et avoue que cette simplicité l’a dérangée au début, mais qu’elle a fini par y trouver du charme. Puis on tape sur Jour de souffrance encore un peu.

La joyeuse réunion se termine par un tour de table où chacun doit nommer le livre qu’il aimerait éliminer. Anne-Sophie s’affole de voir Un brillant avenir plusieurs fois nommé. Le seul livre s’imposer comme une évidence pour l’élimination est Jour de souffrance


Pour savoir qui fait quoi la semaine prochaine, reportez-vous au compte rendu.

Gregory S.-Ouimet

samedi 25 octobre 2008

C'était notre terre

Quelque part dans le Dahra algérien, un domaine français s’étend six cent cinquante-trois hectares de terres nord-africaines. Ce domaine, c’est Montaigne, et ses propriétaires depuis plusieurs générations sont les De Saint-André. Quand, en 1962, l’Algérie entière se rebelle contre les colons qui se sont emparés des terres qui étaient les siennes, le monde des De Saint-André s’écroule et s’enlise dans la terreur. Dans C’était notre terre, Mathieu Belezi fait valser sur les interpellations litaniques de ses personnages les derniers instants de l’Algérie française.

C’était notre terre est un roman où s’entrecroisent les voix de six personnages dont les destins sont liés de la plus marquante des manières. D’abord le père, Ernest Jacquemain, puis sa femme, Hortense Jacquemain, née de Saint-André. Viennent ensuite leurs trois enfants : Antoine, le fils aîné qui se ralliera aux révolutionnaires algériens, Marie-Claire, fille cadette et effacée, et Claudia, benjamine amoureuse de la terre qui l’a vue naître. Finalement, Fatima, la domestique kabyle qui a grandi en servant les Jacquemain et a élevé leurs enfants. Cette saga familiale et intergénérationnelle raconte la fin de l’emprise française sur l’Algérie. Pour la famille de riches colons déjà affaiblie par l’absence de vie familiale, la perte potentielle du patrimoine hérité de leurs ancêtres sera fatale.

Chaque narrateur raconte ses impressions et ses sentiments par rapport aux événements de son quotidien à la manière d’une divagation personnelle monologuée. Dans ces monologues, les narrateurs, chacun à leur tour, s’adressent à leurs absents ; le père décédé, le mari à l’état de légume, le frère disparu ou la sœur éloignée. Avec les répétions incantatoires d’interpellations et la quasi-absence de ponctuation, Mathieu Belezi nous fait entendre la triste musique de la guerre. Pour chaque chapitre, un seul point final, comme une page de plus qui se tourne et qui nous rapproche inévitablement de la fin de l’Algérie française. Seules sont présentes les interrogations désespérées et les exclamations de la déception, de la surprise ou de la colère. Bien que parfois difficile à suivre parce que certaines phrases s’étendent sur plus de 40 pages, l’histoire donne l’impression d’un témoignage cœur à vif des victimes d’une scission culturelle. Des chapitres sans titre, sans indications spécifiques, nous permettant d’identifier le narrateur, en dehors du lieu.

Un roman difficile à lire à cause de sa charge émotionnelle importante, mais qui mérite certainement d’être lu, ne serait-ce que pour entrevoir la terreur qui a habité les cœurs des gens qui ont vécu cette guerre de race, de religion et de classe sociale.

Anne-Sophie Voyer

mardi 21 octobre 2008

Le rêve de Machiavel

Quelques remarques sur l’ouvrage de Christophe Bataille, Le rêve de Machiavel,
et ce que j’ai pu en saisir…

Ce roman me semble porter une charge considérable contre la naïveté des penseurs modernes, mais pis encore contre les désillusions de la société présente. Recourir à Machiavel me semble à la fois une illustration particulièrement suggestive pour traiter des espoirs prophétiques de la modernité comme celle de la présence de la peste nous renvoie à ce qu’il y a de plus éprouvant pour l’homme, la mort, et pour une société : voir sa population s’éteindre sous les feux de la peste.

Machiavel est demeuré célèbre pour son ouvrage Le Prince écrit en 1517, dédié à Laurent de Médicis, qui sera finalement publié quelques années plus tard. Il semble qu’il ait interrompu Les discours sur la première décade de Tite-Live pour l’écrire. C’est dire que ce qui nourrit sa réflexion tire sa source des événements contemporains florentins et vénitiens, comme des périodes tout aussi mouvementées de l’Antiquité romaine. Il en tire un certain nombre de leçons qui ont fait de lui le fondateur de la science politique moderne. Partons des faits, laissons-les parler et tirons-en un enseignement propre à éduquer tant les princes que les peuples.

Ce qui fait de Machiavel ce penseur typiquement moderne, c’est précisément son absence de propos moralisateurs pour traiter des matières aussi graves et sérieuses que l’action des dirigeants politiques et le bien-être des peuples. Ainsi Machiavel, dans Le Prince, cite Tite-Live et nous rappelle que ce qui semble offensant dans son regard se trouvait déjà chez Tite-Live : « La guerre est juste pour ceux à qui elle est nécessaire, et saintes sont les armes quand il n’est plus d’espoir qu’en elles (Tite-Live) ». L’exemple vient de loin et l’observateur de Tite-Live a bien appris. À preuve :
Il n’est donc pas nécessaire à un prince de posséder toutes les vertus énumérées ci-haut; ce qu’il faut, c’est qu’il paraisse les avoir. Bien mieux : j’affirme que s’il les avait et les appliquait toujours, elles lui porteraient préjudice; mais si ce sont de simples apparences, il en tirera profit. Ainsi, tu peux sembler – et être réellement – pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux : fort bien, mais tu dois avoir entraîné ton cœur à être exactement l’opposé, si les circonstances l’exigent. Si bien qu’un prince doit comprendre, et spécialement un prince nouveau, qu’il ne peut pratiquer toutes ces vertus qui rendent les hommes dignes de louanges, puisqu’il lui faut souvent, s’il veut garder son pouvoir, agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Il doit disposer d’un esprit en mesure de tourner selon les vents de la fortune, selon les changements de situation. En somme, comme j’ai dit plus haut, qu’il reste dans le bien si la chose est possible; qu’il sache opter pour le mal, si cela est nécessaire.

Combien il est louable à un prince de respecter ses promesses et de vivre avec intégrité, non dans les fourberies, chacun le conçoit clairement. Cependant, l’histoire de notre temps enseigne que seuls ont accompli de grandes choses les princes qui ont fait peu de cas de leur parole et su adroitement endormir la cervelle des gens; en fin de compte ils ont triomphé des honnêtes et des loyaux.

L’envie de conquérir est assurément chose très ordinaire et très naturelle; et chaque fois que des hommes qui le peuvent s’y livreront, on les en louera, ou du moins ne les blâmera point. Mais lorsqu’ils se jettent dans les conquêtes sans en avoir les moyens, ils commettent une faute et méritent le blâme.
Est-ce à dire que Machiavel serait un partisan de la ruse ? oui; du recours à la force ? certes; pire, qu’il fait montre de perfidie ? non. Il l’écrit en toute lettre : La meilleure forteresse au monde est l’affection d’un peuple. Alors ? À nouveau recourons au Prince pour tenter de l’expliquer :
Mais la distance est si grande entre la manière dont on vit et celle dont on devrait vivre, que quiconque ferme les yeux sur ce qui est et ne veut voir que ce qui devrait être apprend plutôt à se perde qu’à se conserver, car si tu veux en tout et toujours faire profession d’hommes de bien parmi tant d’autres qui sont le contraire, ta perte est certaine. Si donc un prince veut conserver son trône, il doit apprendre à savoir être méchant, et recourir à cet art, ou non, selon les nécessités.
Machiavel refuse d’accorder quelque espace que ce soit aux bons sentiments, aux intentions nobles, car, prétend-il, ils ne savent rivaliser avec la froide lucidité, l’observation crue d’un monde lui-même impitoyable et cruel. On comprend pourquoi les valeurs d’honnêteté, de compassion ne font pas bon ménage avec les enseignements qu’il tire de l’histoire, tant celle du passé que celle qui lui est contemporaine. La Raison doit guider l’action du prince, et c’est pourquoi, à mon avis, Bataille choisit Machiavel pour traiter plus globalement du dernier millénaire que nos sociétés viennent de vivre.

Pour Bataille, Machiavel contemple « le monde des hommes sous le monde de Dieu. Soudain on prononce les mots épidémie, peste, et tout est fini » (p.19). Et, si vous me permettez ce saut d’un demi-millénaire qu’effectuerait un observateur d’aujourd’hui : « Ce qui est neuf, c’est la mort partout. C’est de tuer avant de mourir à son tour (World Trade Center un certain 11 septembre et après). Mieux : tuer et ne pas vivre. Ce qui est neuf et irréversible, c’est la possibilité d’être pleinement homme, c’est-à-dire sans humanité » (p.25). Nous serions devenus plus consciemment autonomes que jamais à propos de l’emprise qu’a la société sur elle-même et par là plus inhumains que jamais !!! J’appelle ça une sacrée désillusion moi… pas vous ?

Quel est le spectacle qui s’offre sous les yeux de Machiavel ? Un monde où le rire a disparu (p.39), où tout s’est obscurci (p.40). Pourquoi ? Parce que depuis « l’esprit fait tout… jusqu’à l’oubli des dieux » (p.40). Pourquoi s’agirait-il d’une condamnation des temps modernes avec à son sommet, la Raison (la science, la technique) ?

Quel est l’Évangile de notre temps ? Celui du Lion !!! « L’alliance ancienne puis nouvelle sont mortes. Ne croyez pas aux temps derniers. Nous sommes au commencement. L’origine est devant nous » (p.52). N’accordez plus d’importance aux traditions, aux valeurs anciennes, l’avenir nous appartient et il est radieux, comme dit Kundera.

Peut-on avoir meilleur témoignage de notre temps que celui-ci : « La femme n’est plus la femme. L’homme n’est plus l’homme. L’enfant est une charge. Il n’y a plus d’humanité. […] La maladie n’est pas en ville, mais dans l’esprit de tous. » (p.55)

Ce sinistre conseil qui amuserait la grosse femme : « Si tu peux tuer ton ennemi, fais-le, sinon fais-t’en un ami ». N’est-ce pas une maxime qui célèbre la guerre par d’autres moyens si chère à Adam Smith, la guerre économique ? Et Machiavel dans tout ça ? Il tient la chronique, sans distinction entre les grands et petits événements (p.57). Toute cette mort qui nous entoure, doit-on l’associer à l’esprit de l’homme nouveau (p.77) ?
Oui, le lien avec la société contemporaine est bel et bien présent : « L’histoire de la peste est l’histoire de la pensée fouaillant la peste pour l’abolir » (p.64). Le monde n’a plus ni noyau, ni écorce, ni règles (p.135). « Il n’y a plus d’hommes et de femmes, il n’y a plus de conscience. Il n’y a plus qu’une foule invisible et craintive. Un ordre sans tête s’est établi » (p. 135). « L’innocence est partout […] Que les péchés soient abolis. Que l’espèce s’améliore. Beaucoup se cherchent des magies. Tous sont en armes. Quelques-uns, dévoués, passionnés, souvent idiots, brûlent les morts ». (p.135) « La course du monde est terminée. Il n’y aura plus d’éden, de rivières ondoyantes, il n’y aura plus de bûcher où se tordent la frère et la sœur, il n’y aura plus de prêtres, de mages, de sorciers. La mort triomphera, songe Machiavel. La technique sera partout. La connaissance, les images. Bientôt, l’esprit chassera le corps et la nature. Bientôt, l’esprit sera cette bête à six pattes, cet ombilic spirituel qui chassera même l’histoire » (p.179).

« Je cherche la noblesse » (p. 214). Pas le rang social, je parierais, mais ce qui fait de l’individu un homme respectueux d’autrui et de la nature. Pourtant, n’y a-t-il aucune issue ? Si, il y en a lorsqu’on observe Machiavel et qu’on voit l’homme en lui (p. 216) et non le Machiavel qui tire des leçons et n’en a que pour la raison : il s’agit de restaurer un peu d’humanité entre nous. « Plus efficace, que la flatterie, moins fatiguant que la menace, il y a la douceur. La politesse nous fait propre, quand la séduction salit tout » (p. 44). Il faut l’opposer à ceux qui n’entendent pas, ne voient pas et se trouvent sans émotion, qui n’aiment rien, ni personne (p. 45). Machiavel soupire, lui qui n’a aimé que la raison ou mieux, la liberté. Il tremble de s’éveiller (p.46). Il faudrait s’aimer et c’est tout, il faudrait revenir au point où les hommes ne savent pas se tenir (p. 65-66) !!! Aujourd’hui, il voudrait ne pas être seul (p. 81) N’est-ce pas là le lot de nombre d’entre nous ? Car comme il l’écrit, que vaut un homme, quand tous meurent. Rien, alors pesez vos vies. Rangez vos armes.

Telle est sa chronique de l’an deux mille, livrée entre Chine et Moïse comme l’écrit Bataille.

Richard Montour
Département de Sciences sociales

dimanche 19 octobre 2008

Jour de souffrance

Catherine Millet est une auteure qui a précédemment connu le succès avec son roman La vie sexuelle de Catherine M., et ce deuxième roman, Jour de souffrance, semble être là pour profiter de la très grosse vague médiatique qui avait entouré ce précédent roman d’autofiction.

Dans la veine utilisée pour le premier roman, Catherine Millet nous raconte, au « Je », ses nombreuses péripéties sexuelles et amoureuses. Dans ce roman-ci, elle est empreinte d’une forte jalousie envers son conjoint Jacques, et ce sentiment la rend totalement hystérique. Elle nous raconte donc cette période de sa vie où seules les amantes de Jacques lui importaient, et où elle devenait totalement folle en découvrant une simple note sur un bout de papier.

Le traitement du thème de la jalousie, surtout de la part d’une femme ayant une sexualité aussi ouverte, aurait pu être très intéressant. Malheureusement, le lecteur finit simplement blasé par tous ces comportements répétitifs, à commencer par ces nombreuses périodes masturbatoires qui laissent, à vrai dire, indifférent. Et qu’y a-t-il de pire que l’indifférence? Aucune réflexion nouvelle n’est amenée et aucun sentiment ne transcende le texte ; on n’a franchement pas envie de sympathiser avec le personnage ni d’ailleurs de ressentir une quelconque émotion envers elle.

L’écriture, malgré un style qui charme au premier abord par sa capacité quasi hypnotique de nous mener au cœur du propos, perd de sa séduction plus l’histoire avance; il m’a même été difficile de terminer le roman. Au tout début, on peut avoir envie de lire le précédent roman, mais cette impression nous quitte rapidement lorsqu’on constate que la vie de Catherine Millet, n’a que bien peu d’intérêt. L’auteure se sert-elle de l’écriture comme d’une rencontre chez le thérapeute ? Elle est parfois très détachée du propos qu’elle tient, alors qu’elle semble fortement impliquée émotionnellement et personnellement dans cette relation.

Ce roman ne mérite assurément pas l’attention médiatique que le premier roman a reçu, car Jour de souffrance semble nous présenter du réchauffé sur une vie qui se voudrait hors normes, mais qui reste plutôt inintéressante. L’auteure n’a pas la capacité de rendre son propos universel et elle semble se borner à sa petite vie. Mieux vaut lire ses critiques d’art dans le magazine qu’elle a fondé, Art Press.

Camille Lachance Gaboury

Syngué sabour : Pierre de patience

Syngué sabour : Pierre de patience, le troisième roman d’Atiq Rahimi (né en1962), son tout dernier, est tout à fait fabuleux. Premièrement, le personnage principal, une femme voilée afghane, soigne son mari, blessé bêtement dans une bagarre, alors que le pays est en guerre. Cet homme, plongé dans le coma, est gardé en vie grâce aux soins que lui prodigue sa femme : elle renouvelle régulièrement le sachet du goutte-à-goutte rempli d’une solution aqueuse mi-sel, mi-sucre et lui met deux gouttes dans chaque œil pour les garder humides.

Les personnages ne sont jamais nommés par des noms propres, ils deviennent donc universels; ils pourraient être n’importe qui, ils ne sont personne. Dès les premières pages, on croit connaître l’héroïne depuis toujours et on réussit à entrer dans sa peau peut-être en partie parce qu’elle n’a pas de nom, mais surtout parce qu’on a l’impression d’éprouver le même besoin de se livrer qu’elle. Cependant, durant la lecture de ce bref roman, le lecteur à davantage l’impression d’être derrière la caméra, figé, car jamais il n’entre dans la tête du personnage, toujours présenté en focalisation externe : il voit la femme agir et n’a accès qu’à ce qu’elle dit, pas à ce qu’elle pense. L’histoire se déroule dans une chambre close, ce qui se passe à l’extérieur de ce lieu est décrit à l’aide de sons, mais on ne le voit jamais; ce qui fait penser à une pièce de théâtre. De plus, le style d’écriture est très sobre, direct et efficace, des phrases très courtes et des mots du registre courant. De plus, c’est comme si le livre était le monologue de la femme du « condamné », ce qui rappelle l’atmosphère du théâtre et ce n’est un hasard : Atiq Rahimi a fait son doctorat en communication audiovisuelle à la Sorbonne et un de ses film a reçu plusieurs prix.

Pour en revenir à l’écriture, elle est aussi très poétique et, comme les phrases sont courtes, le rythme de lecture est assez rapide. Deux autres éléments viennent créer le rythme, la femme compte chaque respiration de l’homme et elle égraine aussi son chapelet en répétant le nom de son dieu. Elle abandonnera cette pratique assez rapidement… Cesse-t-elle de croire en son dieu devant l’inutilité de ses prières ? Son dieu est-il impuissant à réveiller son mari ?

Plus les pages défilent, plus l’héroïne se livre, plus on se rend compte qu’elle n’est pas saine d’esprit : elle crie de plus en plus souvent contre son mari comateux, elle le frappe; elle commence également à avoir des hallucinations. Cet aspect permettra de mieux comprendre la fin quelque peu nébuleuse qu’on ne doit en aucun cas prendre au premier degré.

Cette femme issue d’une culture dans laquelle les femmes doivent entière soumission à leur mari, se confiera à lui et du fait même à nous; elle nous parlera de sa jeunesse, de sa vie de femme et de mère en dévoilant ses secrets, ses douleurs, ses malheurs, en se délivrant de l’assujettissement de la religion, des relations conjugales et sociales. Son mari sera sa « Syngué sabour », la pierre qui accumule tous les malheurs d’un être jusqu’à en exploser.

En d’autres mots, nous sommes spectateurs de l’émancipation d’une femme d’abord soumise et aimant son mari. La vision qui nous est donnée ici change de celle que nous proposent habituellement les médias : la parole libérée permet, sans doute de manière infiniment plus efficace, de prendre conscience de l’oppression que ces femmes subissent et de la souffrance que cet état des choses impose.

L’insertion du conte de la « Syngué sabour » renoue avec la tradition orientale. L’histoire que raconte la grand-mère de la femme est aussi très intéressante et porte à réfléchir. J’ai adoré la solution que le beau-père trouve à l’histoire, dont le dénouement, rappelons-le, devrait amener une fin heureuse et préserver le protagoniste de tout malheur. Selon le beau-père, il est nécessaire de sacrifier trois choses : renoncer à l’amour de soi, à la loi du père et à la morale de la mère…

Bien que ce roman ne soit pas drôle, il y a une séquence qui m’a fait sourire : la femme prétend qu’elle est prostituée afin d’échapper à un viol. J’ai trouvé cela vraiment intelligent : « Pour les hommes comme lui, violer une pute, ce n’est pas un exploit […] en baisant une pute, vous ne dominez plus son corps. Vous êtes dans l’échange […] Souvent c’est elle qui vous domine. C’est elle qui vous baise. » (p. 99)

Je voudrais terminer en répétant que ce livre, aux allures de pièce de théâtre, est un vrai petit bijou. Il est facile d’accès et impose par la suite un travail de réflexion sur soi-même et sur les autres; en ce sens, ce n’est pas une lecture « facile ».

Meggie-Laurence Vincent

samedi 18 octobre 2008

Rencontre du 15 octobre en soirée

Meggie avait raison. Aujourd’hui c’était une journée « Goncourt ». On avait une rencontre hebdomadaire cet après-midi et, ce soir, après un souper aussi à saveur de Goncourt puisque nous avons discuté des livres pendant tout le repas, la deuxième rencontre optionnelle. Au départ, celle-ci devait avoir lieu hier soir, mais c’était la journée électorale. Comme on est tous des étudiants et des professeurs engagés, c’était inconcevable de manquer à notre devoir de citoyens. Maintenant, je vous rassure, peuples du monde, Harper n’a pas gagné la majorité.

Je divague. En réalité, c’est ce qu’on a fait une bonne partie de la soirée : divaguer. Mme Garet disait quelque chose comme : « Vous savez, je sais que je me répète, mais il va falloir choisir trois œuvres… », et nous d’ajouter, « et sept étudiants! » De sorte qu’on a parlé de la sélection des étudiants à plusieurs reprises. Tellement que je pourrais maintenant vous décrire les professeurs du DEC intégré sans même les avoir rencontrés.

Sérieusement, on a discuté des huit premiers livres qu’on a lus. Tout comme pendant la première rencontre en soirée, on a essayé de relever les arguments positifs et négatifs que nous avons rangés dans un tableau que Mme Garet distribuera à tout le monde.

Je ne m’attarderai pas à tous les livres, mais ce que je retiens principalement, c’est qu’Un chasseur de lions a les capacités de gagner le prix Goncourt, mais qu’il ne rejoint pas le public du prix Goncourt des lycéens.

Par ailleurs, plus tôt dans la journée, Un brillant avenir avait été rejeté par trois étudiants dont moi, mais cinq des étudiants présents ce soir l’ont particulièrement aimé et se sont fait un devoir de trouver trois fois plus de pour que de contre pour le livre de Catherine Cusset. Même Mme Garet était dans leur camp alors, j’avoue, je me sentais petite. Je ne l’ai pas détesté, je ne l’ai juste pas aimé.

Jour de souffrance est un livre dont on a beaucoup parlé. À mon avis, on aurait dû s’y attarder moins longtemps sachant qu’il était éliminé d’emblée. Il faut nous pardonner, on cherchait des points positifs. Il m’en vient justement un nouveau à l’esprit. Il nous a permis d’améliorer notre orthographe : « Oui, Alexandra, psychopathe prend un "h"… deux même ! Après le "c" et le "t" ».

Je dois mentionner que Mme Bengel nous a fait toute une surprise ! Elle a acheté une boîte de barres de chocolat ! Vous savez, la fameuse boîte rouge avec les Smarties, les Aéro,… Parce que, selon elle, c’est « du bonbon » venir à nos rencontres. Trop gentille.

Finalement, c’est encourageant qu’on ait réussi à éliminer rapidement certains livres comme La traversée du Mozambique par temps calme, Le rêve de Machiavel, Un chasseur de lions, Jour de souffrance et La beauté du monde. On n’a pas pris le temps de revenir sur les livres dont on avait parlé à la réunion de l’après-midi, déjà qu’avec ces huit livres, on s’est quitté vers 9h30… Fatigués ! Mais il fallait bien aller commencer la deuxième brique du Goncourt, celle de Blas de Roblès que Mme Garet semble avoir aimé par-dessus tout.

Caroline St-Pierre

Syngué Sabour : Pierre de patience

Une femme follement attachante

Je connais très peu la religion musulmane. Les gens d’origine arabe que je connais sont peu pratiquants, catholiques, agnostiques ou athées. Ici, les femmes que nous croisons semblent souvent aussi libres que les hommes. Or, j’ai toujours eu l’impression que, en « Afghanistan ou ailleurs », les musulmanes se contentaient d’être soumises aux hommes. Dans Syngué Sabour : Pierre de patience, on est témoin des confidences osées d’une femme voilée, dans une ville en état de guerre.

Témoin, c’est le cas de le dire, parce qu’Atiq Rahimi nous donne à voir la scène par l’œil d’une caméra qui serait fixée au coin d’une pièce possédant comme seul décor, un rideau vert et un lit sur lequel est étendu un homme devenu comateux à la suite d’une rixe stupide,. De là, on enregistre les va-et-vient ainsi que la déchéance de la femme du blessé. En effet, après dix années de mariage, celle-ci profite de la présence inconsciente de son mari pour lui dévoiler tout ce qu’elle s’est toujours gardée de lui dire. Devant lui seul, devant sa Syngué Sabour, cette pierre mythique qui aurait le pouvoir d’absorber tous les tourments, elle se défoule, dans l’espoir que la pierre éclate afin que, comme le veut la légende, elle soit délivrée.

Dès les premières lignes, je me suis réjouie de retrouver un style d’écriture simple, saccadé, frôlant la poésie, et malgré tout efficace; il me rappelait un peu celui de Jean-Louis Fournier, l’auteur de Où on va, papa ? Ce style d’écriture, on le découvre au fil de la lecture, révèle le caractère obsessif et délirant du protagoniste féminin. En effet, la répétition de mots tels que « Al-Qahhâr, Al-Qahhâr… » et celle d’actions formulées de la même façon, « Elle lui verse délicatement des gouttes dans les yeux. Une, deux. Une, deux […] », sont typiques des esprits obsessifs.

Puis, contrairement à ce qui se passe dans Jour de souffrance où l’on conclut rapidement que le personnage de Catherine Millet est mentalement instable à cause des propos paranoïaques de la narratrice, ce sont les réflexions déraisonnées du personnage féminin de Rahimi, caractérisées, entre autres, par des points de suspension fréquents, qui traduisent la démence : « Ce n’est pas moi. Non, ce n’est pas moi qui parle… C’est quelqu’un d’autre qui parle à ma place… avec ma langue. »

C’est vrai, la narratrice de Jour de souffrance et le personnage de la musulmane sombrent dans la folie, mais loin de moi l’idée de les mettre dans le même bateau. Le personnage de Catherine M. m’insupporte alors que je peux m’identifier à la femme du mourant. Cette dernière aborde des thèmes universels comme la stérilité, le sang impur de la femme et l’amour, et ce, sous un angle de vue intéressant, celui d’une musulmane dont la parole est momentanément libérée.

Donc, un livre dérangeant, minimaliste, bref et touchant pour un lecteur plein d’empathie. En passant, à ce même lecteur, je déconseille fortement la lecture d’Un jour de souffrance…
Caroline St-Pierre

Jour de souffrance

Quand je m’apprêtais à lire Jour de Souffrance de Catherine Millet, j’avais presque peur de ne pas comprendre toute la psychologie du «personnage», puisque que je n’avais pas lu La vie sexuelle de Catherine M. Curieusement, même si son dernier livre en est l’explication, je n’ai pas senti le besoin, encore moins l’envie, d’aller mettre le nez dans ce précédent ouvrage. Laissez-moi vous expliquer pourquoi.

L’auteure commence par résumer un peu sa vie avant son conjoint actuel, ce qui nous évite (heureusement) d’avoir à lire le «tome précédent» de la saga sexuelle de madame Millet. Puis elle nous raconte sa rencontre avec Jacques Henric, et le début de leur relation. En dépit de la grande liberté sexuelle au sein du couple, sans doute chèrement revendiquée, elle se surprend à éprouver une jalousie, d’abord bénigne, puis maladive, envers les écarts de conduite (en sont-ils vraiment ?) de son compagnon. La source de cette jalousie somme toute irrationnelle ? La découverte du journal de Jacques et sa lecture entraînent la révélation de liaisons extraconjugales de sa part. Surviennent alors les obsessions, et Catherine M. devient totalement imperméable à la raison. Dès lors, sa solitude s’exprime par la création de rêves éveillés où elle évolue dans des mondes imaginaires et «fantasmiques» qui donnent lieu à une autosatisfaction de son (apparemment) vaste appétit sexuel.

Le style vaguement discursif et l’évidente suffisance dans les propos m’ont aussi agacée. L’égocentrisme pédant de l’auteure m’a empêchée d’éprouver ne serait-ce qu’un soupçon d’empathie pour cette femme qui sombre dans la folie. L’écriture froide et distante m’a laissée, pardonnez le jeu de mot, de glace. Sans doute volontairement, l’auteure prend une distance face aux événements et à ses réactions, ce qui rend la lecture de son roman difficile, non pas à cause d’un vocabulaire trop riche ou de trop nombreuses référence à ses autres livres, mais bien à cause de l’insondable platitude de l’histoire. Son écriture m’a laissée dans l’indifférence la plus totale et ne m’a pas touchée une seule seconde. L’absence de passion, dans l’histoire de quelqu’un qui attache tant d’importance à la sexualité, n’est aucunement justifiable : les fantasmes et les rêves du « personnage » reflètent la même froideur distante. Des sentiments forts, comme la vulnérabilité, la fragilité, la jalousie, la colère et le chagrin sont tous recouvert du même voile, et exprimés dans la même écriture sèche, aride et impersonnelle. Lors de l’expression de la souffrance, l’écriture est toujours insensible et distante, ce qui m’a semblé étrange dans un texte qui se donne comme l’explication d’un cheminement émotif.

Je me suis sentie flouée durant cette lecture. J’avais l’impression d’être une thérapeute qui écoute durant 264 pages les divagations obsessionnelles d’une patiente, mais sans être payée…

Finalement, Jour de souffrance est pour moi un livre froid et monotone; il me laisse la même impression que si on m’avait obligée à regarder un vieux film tourné en plan fixe, sans action et sans trame sonore.
L’écriture de ce roman (?) a dû être un exutoire thérapeutique pour Catherine Millet. Grand bien lui fasse ! Cependant, pour d’autres qu’elle, la lecture se révèle, soyons francs, pénible et exaspérante.

Anne-Sophie Voyer

Une éducation libertine

À vingt-six ans, Jean-Baptiste Del Amo en est à ses débuts de romancier avec Une éducation libertine. Une telle maîtrise de la plume lui promet assurément une place de choix dans les rangs des écrivains de talent de notre époque.

L’adolescent de dix-neuf ans qui entre dans le Paris de 1760 ne sait trop ce qui l’attend; il erre d’abord sans but dans la capitale étouffée par la chaleur de l’été. Au gré de ses rencontres, Gaspard se transporte de la Seine à l’atelier d’un perruquier, des bordels jusqu’aux cercles fréquentés par les nobles, et tente de survivre à la ville et à ses intrigues.

Comme le laisse supposer le titre, Une éducation libertine est un roman d’apprentissage. Dans cette histoire en quatre actes, de la rive gauche à la rive droite avec un passage par le Fleuve, vous pouvez suivre, en effet, l’évolution psychologique d’un jeune homme en formation, celle d’un libertin en devenir.

Membre de la plèbe, de la populace, il n’est rien ni personne à son arrivée dans la ville lumière. Son passé, qu’il tente vainement d’effacer de son esprit, le marque du trait grossier de la paysannerie. C’est sa rencontre avec le très attirant Étienne de V. qui le transforme et sème dans son esprit un goût de grandeur. Séduisant, mais surtout manipulateur, le comte de V. détruit Gaspard et fait naître un désir de vengeance dans l’esprit qu’il a lui-même corrompu. Le souvenir d’Étienne poursuit sans relâche le jeune homme et dicte impérieusement ses actions. De pauvre, il devient suffisamment fortuné pour s’asseoir aux tables de la petite noblesse. D’innocent, il devient dangereusement coupable. De méprisé, il devient méprisant. De Gaspard, il devient Étienne.

La transformation radicale de Gaspard me trouble profondément. N’est-ce pas là la marque du livre de qualité ? Impossible de rester neutre face à une telle métamorphose. L’esprit tordu qu’analyse avec brio Del Amo est suffisamment inquiétant pour rivaliser avec le fameux maître des parfums de Patrick Suskind. D’ailleurs, à un moment, on peut imaginer Grenouille dans l’atelier de son maître Baldini (p. 93) lorsque notre personnage principal travaille chez «Justin Billod, perruquier» (p. 86).

Le style extrêmement riche se révèle très approprié pour décrire le Paris du XVIIIe siècle, un Paris sale et crasseux, exhalant l’odeur pitoyable de la pauvreté. Toute description est rapportée, de près ou de loin, à la chair, au corps, aux sens. Grâce à cette profusion d’allusions sensorielles, je ressentais la faim de Gaspard, ses désirs, je vivais sa folie, son évolution. Parmi les passages où fleurit la métaphore et règne la personnification, le plus remarquable réside peut-être en l’assimilation de la ville à la putain : « Paris dévoilait ses jupons de misère, son entrecuisse nocturne. Les maisons étaient de dentelle vérolée, dansaient dans la moiteur de l’air. Les rues tanguaient comme un bas de résille sur la jambe languissante de la capitale […] »(p.46).



Gaspard tente furieusement de se détacher de l’emprise de sa petite ville natale, mais les souvenirs rejaillissent : Quimper rouge, rubis, grenat, fauve… Un narrateur décrit et commente les faits et gestes du personnage. Les autres protagonistes prennent fréquemment la parole d’un ton docte et moralisateur pour mettre en garde Gaspard qui s’en trouve agacé (le lecteur aussi!). C’est à travers ses réflexions personnelles, mises en évidence par l’italique et l’utilisation du «Je», que le protagoniste recherche intensément son identité et le but de son existence. Par lui-même, donc rarement de la bonne manière, il analyse son propre comportement et l’interprète à sa façon.

Pendant sa montée fulgurante au rang des puissants, avec la manipulation et le mépris, puis dans la chute, Gaspard aura apporté au lecteur toute une gamme d’émotions, mais aussi un regard sur l’homosexualité de son époque. En cela réside peut-être une bonne part de l’originalité du roman de Del Amo, très réussi à bien des égards.


Anabel Cossette Civitella

mercredi 15 octobre 2008

Jour de souffrance

Attention, je préviens le lecteur, cette critique ne sera pas gentille !

Premièrement, puisqu’il faut débuter quelque part, qu’est-ce que ce livre fait dans la sélection du Goncourt? Ceci n’est pas un roman. Il s’agit de la longue plainte d’une femme (Catherine M., comprendre : l’auteure) qui raconte ses fantasmes, ses déceptions amoureuses, sa vie d’amante trompée, et ce, parce qu’elle s’est rendue compte qu’elle avait oublié de mettre certains détails dans un livre écrit de sa plume en 2001 : La vie sexuelle de Catherine M. Elle a donc décidé de continuer à nous raconter des faits franchement dérangeants de sa vie. Le livre est autobiographique. Millet ne se gêne pas d’ailleurs pour parler au lecteur de ce récit qui a fait scandale il y a quelques années. Elle nous le dit clairement; le personnage, c’est elle : c’est l’auteure.

Catherine M. est terriblement imbue d’elle-même. Elle parle au « je », nous fait part de ses pensées, de ses fantasmes passés, présents et futurs. Elle nous parle d’elle, de ses amants, d’elle et encore et toujours d’elle-même. On a l’impression d’assister à une séance chez son psychologue (son sexologue, dans le cas présent, serait plus approprié) ! Mais voilà : elle énerve ! Pourquoi vouloir plonger le lecteur dans sa vie privée et lui imposer ses réflexions sur sa petite personne ? Millet se considère assez intéressante pour faire d’elle-même un personnage de roman. Ce n’est pas réussi. Ce livre est d’un ennui terrible. L’auteure, entre ses fantasmes masturbatoires et ses réflexions sur les aventures amoureuses de son conjoint (et sur les siennes d’ailleurs…), comble un vide évident par une tentative de retour sur elle-même, par des remarques sur sa petite vie à elle.

Il n’y a aucune originalité dans ce récit. Ce n’est que du réchauffé, une tentative de réveiller la vague de scandale qui avait accompagné La vie sexuelle de Catherine M. Ce qui est digne d’intérêt dans ce livre ? Pas grand-chose, selon moi. Si j’avais décidé de rédiger une critique complaisante, je pourrais vous dire qu’il y a là matière à réflexion sur la société moderne, sur le rythme effréné qu’ont les relations amoureuses au XXIe siècle, sur la vie et sur la difficulté de concilier les plaisirs de la chair et la psychologie amoureuse. Je pourrais aussi vous dire qu’il faut tenter de comprendre cette âme inquiète. Mais je ne veux pas faire preuve de gentillesse. Je vous avais prévenus au départ.

Bref, c’est une histoire qui m’a ennuyée, fait perdre mon temps; je reste sincèrement étonnée qu’on puisse réussir à publier des trucs semblables. En fait, y avait-il seulement une histoire?

Catherine M. devrait aller consulter un thérapeute et cesser de déverser ses flots de problèmes sur nous…

Et surtout, Madame, s’il vous plaît, ne récidivez en nous imposant un autre jour de souffrance. Pitié. C’était assez.

Je vous avais dit que ça ne serait pas gentil.

Janie Deschênes

Une éducation libertine

D’abord, Jean-Baptiste Del Amo. Il s’agit d’un fort jeune auteur (à peine vingt-six ans) qui vit en France, à Montpellier, et qui est déjà récipiendaire de quelques prix pour ses nouvelles. Une éducation libertine est son premier roman. À vrai dire, c’est tout un prodige. Que ce livre soit un premier roman, il fallait réellement le savoir, car pour ma part, je ne m’en suis jamais aperçue.

Il peut paraître étonnant qu’un si jeune écrivain réussisse aussi bien du premier coup. Pourtant, la note est presque parfaite. Le style d’écriture est personnel, il nous enivre presque avec de longues phrases bien construites. Le niveau de langue est soutenu, les descriptions sont percutantes et très réussies, les dialogues ajoutent au texte sans l’alourdir et, en plus de toutes les odeurs qui règnent dans cette histoire, un parfum de provocation se hume à travers chacune des 431 pages, comme si Del Amo avait ouvert la bouteille sans avoir l’intention de la refermer.

Il y a donc ce parfum de provocation. L’histoire de ce roman est classiquement construite. Divisée en quatre parties, elle présente un jeune homme nommé Gaspard qui vient de Quimper et qui décide de quitter sa province pour Paris, animé d’une soif extraordinaire d’ascension sociale. Arrivé en terre promise, les choses ne se passent pas toutes comme il l’aurait souhaité.

Le Fleuve, rive gauche, rive droite, la Seine.

Gaspard ne connaîtra jamais les grandes soirées de Versailles. Il tentera de s’élever dans la société, saisissant les occasions comme elles se présentent, sans trop réfléchir. Après que Gaspar a connu une médiocre bourgeoisie et un avant-goût de la noblesse, le destin s’acharne sur lui et le rejette au fleuve; il retombe aussi bas qu’il avait commencé. Ascension sociale? Non, descente aux enfers. À l’instar d’un certain Rastignac (Le Père Goriot de Balzac), Gaspar ne sait pas faire les bons choix et il se retrouve exploité. Il est comme un enfant qu’on séduit par de belles promesses et qu’on abandonne dès qu’on s’est lassé de sa naïveté. Et la provocation dans tout cela? Nous y sommes.

Del Amo nous présente une ville libertine où la prostitution court les rues, les ruelles, se cache dans les bordels et survit dans l’indifférence populaire. Gaspard se vendra. Mais Del Amo aborde une autre facette de la prostitution du Paris du XVIIIe siècle. Il met l’accent sur les relations homosexuelles. L’homosexualité est d’ailleurs un thème souvent abordé dans ses nouvelles. Si la psychologie des relations est exploitée, notamment en ce qui a trait à la relation avec Étienne de V., dangereux séducteur qui initiera Gaspard à des amours réprouvées par la morale de l’époque et condamnées par l’Église, c’est le côté froid du commerce charnel qui étonne. À certains moments, l’esprit des personnages s’efface pour laisser place à de longues descriptions qui ne laissent pas indifférent. C’est un roman très réaliste qui présente la vie et les relations des personnages de façon crue. Mais il faut dire que le contexte de la prostitution et des complications amoureuses s’y prêtent. Malgré tout, le roman donne mal au cœur. Les longues descriptions, destinées tantôt à présenter un Paris en décomposition, malodorant, mourant de la misère, tantôt à dresser le portrait du quotidien de Gaspard dans ses tentatives pour survivre, écœurent tout simplement. Jamais je n’ai autant sauté de pages à cause d’un profond dégoût. Les descriptions (présentes tout le long du livre) de têtes arrachées, de pendaison, de la prostitution, de la rue et des ruelles, et de l’odeur de Paris en 1760, sont horribles au point de rendre malade. Et là, si c’était l’intention de l’auteur que de donner des haut-le-cœur au lecteur, eh bien sachez que c’est réussi dans mon cas. À mon avis, ce côté un peu beaucoup inspiré du Parfum de Patrick Süskind aurait pu être exploité de façon un peu moins appuyée. Il faut savoir doser.

Mais le roman se mérite une place dans la sélection du Goncourt. L’auteur, dans une maîtrise rare de la langue, s’amuse à nous raconter cette histoire parmi tant d’autres qu’a connues le Paris de 1760. Tout y est : l’anonymat des individus, la désolante réalité de la mort qui abroge les classes sociales, la misère d’un peuple affamé et la soif d’ascension sociale. Pas étonnant qu’il y ait eu une révolution quelques années plus tard…

Janie Deschênes

mardi 14 octobre 2008

Une éducation libertine.

Peut-on se perdre vraiment corps et âme dans une ville déchue, d’une laideur séduisante ? Avec ces pavés porteurs d’histoire, ces recoins sombres où les odeurs des uns se mêlent à celles des autres, ce ciel vêtu de gris, un ciel d’acier, qui recouvre de son manteau froid les hauts et les bas de ces âmes stériles. Quand les déchéances de chacun s’entremêlent dans un délire de sentiments enfouis dans la crasse, la misère, l’hiver, la mort anodine, l’amour déplacé.

C’est ainsi que Jean-Baptiste Del Amo nous livre l’histoire de Gaspard. Un jeune homme qui quitte sa ville natale, Quimper, l’ombre menaçante du père et l’odeur de truie de la mère pour la capitale. Paris, l’ensorceleuse. Une ville que l’auteur, dans son style remarquable, compare à une mère, une amante, une infidèle, une catin. Sous le regard placide de la Seine, Gaspard, qui fuyait un passé, se retrouve avili, assailli par un monde dont il apprendra à deviner les doubles faces. Il s’en servira pour devenir ce que lui-même méprisait. Il atteindra la noblesse des hommes, mais perdra celle du cœur. Sa chute sera aussi douloureuse que l’avait été son ascension.

Dans son exil volontaire, Gaspard rencontrera des hommes qui chasseront, dans tout les sens du terme, sa candeur juvénile, des hommes qui lui dévoileront ses instincts cachés derrière l’attente. Ils ont représenté, en somme, son apprentissage.

Dans ce premier roman, Del Amo aborde, avec talent mais non sans une certaine brusquerie dans ce cas-ci bénéfique, l’homosexualité, la prostitution, la dépravation d’une époque où pourtant la religion et la décence primaient. L’hypocrisie des uns n’a d’égale que l’absence de conscience des autres.

Une éducation libertine est un roman magnifique. Les descriptions sont faites avec une telle minutie que s’imposent à nous une odeur tenace, une émotion intense. On parvient à voir, percevoir, grâce à la plume de l’auteur, Paris dans lequel le parcours initiatique de Gaspar se compare à une descente aux enfers, où la puanteur accompagne la perte d’humanité, où l’on tue, viole, où la vue d’un crâne d’enfant flottant dans le Fleuve indiffère.
On suit à la trace l’évolution de Gaspard à travers les dédales de l’inconnu, évolution ponctuée de retours en arrière, de couleurs qui lui rappellent la souillure de sa ville natale qu’il a voulu fuir, mais qui l’a rattrapé.

Ces quelques pages, lues avec respect, m’ont séduite tant par leur beauté que leur saleté. J’ai consenti moi-même à une forme d’apprentissage que Del Amo nous impose dans une vérité, certes choquante pour certains, et qui me fait douter de notre propre humanité.

Rose Carine Henriquez

Le 5 à 7 au profit du Prix Goncourt des Lycéens

En tant que membres du Prix Goncourt des Lycéens, nous lisons, étudions, lisons, mangeons, dormons juste pour dire… et nous lisons. Mais il y a parfois des exceptions. Le 9 octobre 2008, l’AGE de Bois-de-Boulogne a organisé un 5 à 7 fort sympathique au profit du Prix Goncourt des Lycéens (autrement dit… pour nous!) La soirée commença à 17h, comme prévu dans la publicité, alors que les tables du Caféinné commençaient à s’emplir de toutes sortes de bonnes choses à manger. Il faut dire que ça creuse l’appétit, une journée d’école. Malgré le fait que nous étions trois, Meggie, Gregory et moi-même, nous avons entamé une conversation qui s’est poursuivie longuement dans la soirée. Puis, sont venus nos collègues du Prix. Des enseignants sont aussi venus nous rejoindre ainsi que plusieurs autres étudiants du collège souhaitant profiter de la soirée. Le Caféinné n’était pas plein, mais nous savions y mettre de l’ambiance. À 18h, d’autres joyeux membres du prix littéraire s’étaient ajoutés à notre table. Caroline, Florence, Alexandra, entre autres, sont arrivées après avoir terminé leur cours. Et puis la soirée avançant, malgré les sujets de conversations passionnants qui nous animaient tous, il a fallu faire place au spectacle. Ce fut une représentation d’Ivy, slameur qui encourage la poésie francophone et auteur du livre-CD intitulé SLAMAMÉRICA. Le slam, c’est un genre oral qui mêle poésie et paroles scandées, comme une chanson sans mélodie, avec un rythme très prononcé et un jeu sur la polysémie des mots. Les textes qu’Ivy nous a présentés étaient fort colorés, engagés, animés et profondément poétiques. Il maniait la langue française avec une belle virtuosité. Tout de suite, ce fut le coup de foudre, nous l’avons a-d-o-r-é! (En tout cas, pour ma part…) Il nous a surpris par le travail qu’il avait accompli avec les mots. Un numéro m’a particulièrement marquée, il s’agissait d’un slam à l’intérieur duquel il faisait ressortir les notes de la gamme. Mais la surprise ne s’arrêtait pas qu’à la richesse des textes, il a su nous étonné également par le choix d’un instrument bien particulier (une sorte de flûte-piano…). Mais on ne peut passer sous silence la performance du musicien l’accompagnant qui méritait elle aussi de longs applaudissements. À 19h15, le spectacle s’est terminé. Malgré ma soif d’en entendre plus, il a bien fallu rentrer à la maison. Pour lire… évidemment!

Cette soirée fut donc particulièrement bien réussie. Rencontrer les membres du Prix Goncourt des Lycéens dans un contexte autre que celui des rencontres officielles est toujours une expérience sympathique. Avant de terminer, l’AGE a tenu aussi tenu à préciser que les soirées 5 à 7 ne sont pas terminées. Ce sera donc une expérience à renouveler pour certains d’entre nous. Entre deux livres…

Janie Deschênes

Jour de souffrance

Paraissant sept ans après la publication de La vie sexuelle de Catherine M., Jour de souffrance serait en quelque sorte le complément de ce premier livre autobiographique de l’auteure. Dans son premier récit, l’auteure présentait son conjoint actuel, Jacques, et racontait leur relation amoureuse alimentée de jalousie. L’ensemble du récit reposait sur les détails intimes de cette relation.

Dans Jour de souffrance, sur un ton similaire, on assiste au quotidien de la narratrice qui nous livre ses moindres pensées, dévoile ses secrets les plus intimes. Peu à peu, on pénètre son esprit pour en venir à découvrir à quel point la jalousie la ronge. En effet, Jacques entretient plusieurs relations avec diverses amantes. On constate, dans un premier temps, que la narratrice découvre « par hasard » les traces de ces aventures relatées dans le journal intime de son conjoint. L’auteur expose alors le déroulement de sa quête d’indices qui a pour seul but de nourrir sa jalousie : elle poursuit ses investigations, recherchant toujours davantage de preuves qui l’amènent à imaginer les pires tromperies et lui causent ainsi les pires souffrances. Paradoxalement, cette même souffrance la fait également fantasmer et sa jalousie devient pour la narratrice une obsession dont elle ne peut plus se libérer. Malgré la souffrance que génère cette quête, tout au long du récit, elle l’entretiendra et nous en présentera les moindres détails.

À travers cette jalousie maladive, la narratrice effectue une analyse poussée de son inconscient et de ses processus mentaux. Cette introspection peut s’avérer parfois très intéressante, mais place également le lecteur en position de voyeur : la narratrice se met complètement à nu, sans aucune pudeur. Le malaise qui nous habite à la lecture ne prend pas tant sa source dans les descriptions détaillées des épisodes de masturbation que dans la découverte de ses tourments les plus profonds. Chez le lecteur, il se manifeste alors une gêne similaire à celle qui survient lorsqu’on pénètre par hasard dans l’intimité d’autrui. L’inconfort du lecteur est d’autant plus grand que la narratrice dévoile également une part de sa folie, ses pertes de contrôle générées par sa jalousie, « crises » qu’elle mentionne dans un chapitre du livre intitulé « Pulsion ». Un tel aveu est désarçonnant.

La voix narrative utilisée contribue elle aussi à révéler la pensée de la narratrice, ce récit autobiographique étant écrit à la première personne. Le roman donne d’ailleurs davantage l’impression d’une réflexion ou d’un ouvrage portant sur la psychologie que d’une histoire, surtout les deux premières parties où l’on croirait parfois lire un essai freudien. Ce n’est que plus tard que l’on en vient à découvrir le véritable fil conducteur de l’histoire. Cette histoire ne semble être qu’un prétexte pour donner libre cours à l’exploration intime des sentis et au partage des réflexions sur la vie de l’auteur.

Quant au style du roman, il paraîtra peut-être un peu cru aux yeux prudes de certains lecteurs, mais ce n’est pas tant ce style que le contenu même du livre qui le rend moins accessible. En effet, un public de jeunes adultes ne sera pas toujours en mesure de prendre suffisamment de recul et ne pourra peut-être pas comprendre le détachement de l’auteure quant à ses expériences antérieures. Ce public ne manifestera peut-être pas le même intérêt quant au contenu et au style qu’un public plus mûr.

Bref, Jour de souffrance est un livre percutant, dans lequel le lecteur pénètrera au cœur des tourments d’une auteure qui n’hésite pas à se dévoiler.

Marianne Deschênes

Rencontre en soirée : le mardi 7 octobre 2008

18h20, dans les couloirs déserts du cégep. Tout est calme, silencieux, dehors le soleil s’est déjà couché. Peu à peu, les gens se rassemblent devant la porte obstinément close de la salle du Conseil où a lieu la rencontre. Mme Garet se présente et essaye de joindre un gardien pour que le local soit ouvert, mais en vain ! Puisqu’on dit que la fin justifie les moyens, et qu’aucune autre solution ne se présente, elle finit par employer « la force », c’est-à-dire le téléphone rouge destiné uniquement aux urgences (il s’agit en effet d’une urgence littéraire!) et réussit en bout de ligne (au bout de la ligne !) à joindre un garde qui nous ouvre la porte. Quelle impressionnante salle, presque intimidante ! Nous nous installons. Nous sommes huit élèves, un parent et deux professeurs, bref un petit comité. La discussion sera plus intime ce soir, et c’est tant mieux parce que cela nous permettra d’approfondir nos idées et donnera peut-être la chance à certaines d’entre nous d’exprimer ses opinions avec davantage de conviction. Lors de cette rencontre, nous allons tenter de déterminer les points positifs et négatifs de chaque roman afin de nous préparer pour les délibérations en France.

Le chasseur de lions a semblé être très apprécié par la majorité des lectrices présentes. Ce roman a permis des expériences à la fois sensorielles et sensuelles. La qualité de l’écriture est reconnue unanimement, même si certaines ont trouvé le style de Rolin plutôt déstabilisant. Miroir de l’impressionnisme, ce livre incarne la révolution sous toutes ses formes et nous fait découvrir avec brio le peintre Manet.

Le ton humoristique de La Traversée du Mozembique par temps calme nous séduit tout d’abord. Le style particulier de Pluyette, sa façon de jouer avec le lecteur et le monde dans lequel ce dernier est plongé distinguent le roman. Malheureusement, il y a un bris dans la constance de l’humour et l’absurde finit par nous essouffler. Même s’il s’agit d’une lecture agréable, la consommation se fait rapidement, un peu comme un « fast food » qu’on mange sur le pouce. Si on a coutume de dire : « Les paroles s’envolent, les écrits restent », le dicton ne s’applique pas au dernier roman de Pluyette.

Un brillant avenir ne semble pas non plus faire l’unanimité ce soir. Certaines lectrices ont apprécié le cadre socioculturel et historique dans lequel se déroule l’histoire ainsi que la manière dont Catherine Cusset permet aux lecteurs de se mettre dans la peau de tous les personnages, les rendant ainsi humains et presque réels. C’est tout le contraire pour d’autres, qui n’ont pas du tout trouvé les personnages attachants. La tyrannie basée sur la peur, le choc des cultures et surtout des générations, l’histoire universelle de la femme, l’incompréhension et la culpabilité reliée au suicide sont autant de thèmes abordés dans ce roman et ils nous font vibrer. Toutefois, certaines d’entre nous affirment que le récit anecdotique, relatant le quotidien d’une femme est ennuyant, que l’histoire ne fait pas rêver et qu’en somme, l’œuvre manque sérieusement de fantaisie. Les avis sont extrêmement partagés en ce qui concerne ce roman. Il faudra donc se résoudre à trancher lors des prochaines réunions.

Qui touche à mon corps je le tue de Valentine Goby a également été apprécié par la plupart d’entre nous. Le fil invisible entre des personnages qui ne se connaissent pas, mais qui vivent des situations apparentées, de même que l’impact de la relation mère-enfant sont deux thèmes formidablement bien exploités dans cette « tragédie en cinq actes ». La poésie qui se dégage de ce récit nous atteint en plein cœur et nous permet de vivre avec les personnages une palette d’émotions en vingt-quatre heures. Même si certaines d’entre nous ont trouvé le récit trop mélancolique et la psychologie lourde, nous reconnaissons presque toutes le talent incroyable de Goby dont les personnages ressentent une douleur tellement forte qu’elle « leur appartient ». Un roman à découvrir !

On est perplexe devant Le rêve de Machiavel de Christophe Bataille. On sent qu’une grande œuvre se cache derrière sa densité. Certaines ont su en extraire la portée philosophique et l’avertissement fait aux sociétés modernes. Une consommation trop rapide ne rend pas justice à la richesse de ce portrait qui jumelle l’horreur de la peste noire et la brillance de la Renaissance.

On marche sur des œufs avec La Domination de Karine Tuil. Certains d’entre-nous ne l’ont pas lu, et on ne veut pas leur révéler sa conclusion. Un livre à «punch» ? C’est peut-être tout ce qu’on retient du roman de Karine Tuil : une intrigue assez bien ficelée, qui rend la lecture agréable, mais laisse un vide au niveau du contenu. Une chose est sûre, le roman de Karine Tuil s’inscrit dans l’actuel courant de l’autofiction où des romanciers français exposent leur vie amoureuse et leurs déboires sexuels. Faisant abstraction du ton sensationnaliste de Tuil, le groupe apprécie la mise en abyme habilement insérée et le thème de la domination qui motive les personnages dans leurs interactions.

On effleure La Beauté du monde de Michel Le Bris, mais la plupart d’entre nous n’ont pas terminé cette brique. Elle fera l’objet de la rencontre du lendemain avec l’ensemble des participants.

Où on va, papa ? de Jean-Louis Fournier, est également au programme du mercredi, mais on ne peut se retenir d’en parler. On en discute même longuement, puisqu’il semble tous nous enthousiasmer…ou presque !

Voilà; on est revenu sur les huit premiers titres, avec du recul cette fois, ce qui nous a permis de poser un regard critique sur les œuvres. Certains livres nous ont habités, tandis que d’autres, qu’on croyait avoir préférés, ne nous laissent finalement qu’une impression superficielle. En somme, on a apprécié de se rencontrer en dehors des réunions officielles pour discuter plus en profondeur des romans. De plus, la communication est plus facile en petit groupe. Il est 21h30, les ventres crient famine, on regarde ses horaires de bus, de train, on appelle papa ou maman, on prend sa voiture ou son vélo… non pas de cycliste aujourd’hui, l’air est froid et les feuilles mortes glissantes ! On se dit au revoir et à demain pour notre rendez-vous hebdomadaire du mercredi !

Florence Paquin-Mallette et Alexandra Saucan

Jour de souffrance

Après La vie sexuelle de Catherine M., Catherine Millet récidive avec un nouveau récit autobiographique, Jour de souffrance. Titre paradoxalement bien choisi pour le pauvre lecteur, étant donné que l’auteur se contente de l’ennuyer dans un long appel à la pitié et à la sympathie. Catherine Millet décrit comment, alors qu’elle découvre que son conjoint Jacques la trompe, elle cède à un élan masochiste et tente de découvrir tous les détails des aventures de Jacques, quitte à ruiner sa vie.

Le processus aurait pu être intéressant sans le profond pathétisme de la narratrice qui accuse hypocritement son amant de la tromper, même si elle ne voyait aucun problème à coucher avec nombre d’hommes jusqu’à ce que Jacques lui demande d’arrêter. S’ensuit une série d’épisodes de mensonges, d’espionnage, de récriminations et de crises d’apitoiement, sans oublier les scènes de coucheries et de masturbation que Catherine Millet semble prendre plaisir à exposer à un public qui ne veut rien en savoir.

Puisqu’il est question des incessantes références sexuelles, notons qu’elles sont écrites dans un style particulièrement navrant. Pas assez passionnées pour être romantiques, pas assez belles pour être érotiques, pas assez explicitement excitantes pour être pornographiques, pas assez choquantes et dérangeantes pour être obscènes, pas même assez froides pour être chirurgicales, elles sont d’un style que l’on pourrait à peine qualifier de discursif et laissent le lecteur avec l’impression de se retrouver face à une inconnue légèrement éméchée qui, ayant décidé de faire de lui son meilleur ami, décide de lui exposer en moult détails sa vie, alors que le pauvre ne demandait qu’à savourer un bon texte.

Jour de souffrance suscite un léger espoir au début du récit, alors que les réflexions se portent sur le monde imaginaire que les gens se construisent et qui finit par empiéter sur le réel. Le sujet aurait pu être intéressant s’il avait été poussé plus loin, mais le lecteur se rend vite compte que les délires de Millet ne sont qu’une excuse de plus pour décrire ses fantasmes masturbatoires, qui semblent de plus en plus n’avoir été placés là que pour faire vendre le livre à un public de mâles gavés à la testostérone qui seraient prêts à lire n’importe quoi pour peu qu’y figure le mot «fellation».

L’apothéose de la consternation se produit lorsque le lecteur se rend compte que la quasi-totalité du dernier chapitre semble avoir été greffée au livre, tant elle manque de lien avec le corps du récit. La seule utilité visible de ces pages superflues semble être de publiciser La vie sexuelle de Catherine M., qui est mentionnée beaucoup plus souvent qu’il n’est nécessaire.

Gregory Sternthal-Ouimet

lundi 13 octobre 2008

Syngué Sabour : Pierre de patience

Syngué Sabour signifie, en perse, « pierre de patience » : une pierre à laquelle on peut confier tous nos secrets, nos peurs, notre désespoir et notre regret. Après avoir absorbé toutes nos souffrances, la pierre éclatera en nous libérant de nos fardeaux.

Dans une salle vide, une femme sans nom trouvera sa propre pierre de patience en la personne de son mari, devenu comateux à la suite d’une blessure de guerre. Subissant chaque jour les conséquences de la folie des combats incessants et inutiles, elle sera poussée à se révéler de plus en plus à cet homme qui n’avait jamais porté attention à elle. De fil en aiguille, le lecteur découvrira le passé chargé de cette femme. Toutefois, la Syngué Sabour étant ce qu’elle est, elle éclatera inévitablement avant que la dernière page ne soit tournée.

Atiq Rahimi situe son histoire « En Afghanistan ou ailleurs » d’après la première page de son roman, et sa participation dans la guerre d’Afghanistan entre 1979 et 1984 se fait sentir dans l’ambiance cynique et désabusée de la guerre, dans laquelle les soldats ne se battent plus pour protéger ce qui leur est cher, mais pour la gloire et pour assouvir leur soif de sang, quitte à abattre ceux qui étaient anciennement des frères. Toutefois, encore plus que son passé dans l’armée, c’est le diplôme d’Atiq Rahimi en audiovisuel et son expérience dans la mise en scène de son film Terre et cendres qui laissent une trace profonde sur l’écriture du roman. Les phrases courtes, les descriptions relevant autant de la mise en scène que de la poésie, et surtout la façon dont les scènes sont décrites à partir d’endroits multiples, mais dans un espace clos, comme si le lecteur était placé devant un écran et qu’une main experte maniait une caméra dans la salle vide, tout transmet une image vibrante de l’environnement et de l’action.

Mais la mise en scène claire et précise, les sons, les odeurs, les personnages et même la guerre ne sont qu’artifices de magicien, un jeu de fumée et de miroirs pour retenir l’attention du lecteur afin de laisser l’atmosphère du livre doucement s’implanter son esprit et ensuite ne jamais lâcher prise. Bientôt, rien n’aura d’importance sauf d’écouter la femme livrer ses secrets et de devenir un témoin de l’oppressante montée de sa folie. Bientôt, la réalisation de son impuissance forcera le lecteur à prier avec la femme pour que la Syngué Sabour reste sauve, qu’elle ne s’arrête jamais d’écouter, sinon pour éclater et être délivrée enfin du récit de la femme.

Alors que le lecteur est entraîné de plus en plus profondément dans le récit, il en vient à ne plus pouvoir porter attention à ce qui l’entoure. Le silence imposé par le style épuré de l’écriture
se maintient jusqu'à la finale qui éclate bruyamment avant de poser une dernière question devant laquelle le lecteur ressentira le désir de prendre du recul afin de faire disparaître l’ambiguïté et de trouver une réponse claire.

Un désir vain, toutefois, alors qu’au milieu de la lecture on se demande pourquoi la femme ne tient plus le compte des perles de son chapelet et que l’on est troublé de constater qu’elle a clairement cessé de l’égrener et l’a mis de côté dès les premières pages. On cherche désespérément à se délivrer du rythme subtilement imposé depuis le début du livre, mais après le dernier mot, la pierre de patience aura beau avoir éclaté, la respiration lente et profonde de l’homme comateux continuera à hanter nos pensées,

Gregory Sternthal-Ouimet

Qui touche à mon corps je le tue.

« Faiseuse d’anges », Marie G. se voit condamnée à mort parce que les enfants qu’elle « fait passer » auraient pu être des futurs soldats. Lucie L. attend sur son lit qu’un fœtus mort lui rende son ventre. Exécuteur, Henri D. se prépare mentalement à être la dernière personne à toucher Marie. Le temps d’une journée et d’une nuit, ces trois âmes perdues s’égareront dans leurs souvenirs.

Dans ce dernier roman de Valentine Goby, ce n’est pas l’histoire de Jules-Henri Desfourneaux, un des derniers exécuteurs français, ni celle de Marie-Louise Giraud, seule avorteuse à subir la peine de mort en France, qui importent. Ce n’est pas non plus le régime du Maréchal Pétain sous l’occupation allemande que Goby veut relater. Dans Qui touche à mon corps je le tue, on plonge dans l’univers intime des trois personnages, en découvrant leurs peurs, leurs espoirs, leurs grandes failles et leurs petits moments de grandeur.

On commence par découvrir leur jeunesse, qui fut marquée pour les trois par un attachement particulier à leur mère, qui aura des conséquences nettement freudiennes sur leurs vies futures. Marie était un remplacement, elle sera ignorée et en viendra à aimer les enfants des autres. Lucie était trop aimée, elle ne pourra plus jamais abandonner complètement son corps à quelqu’un d’autre. Henri est convaincu que sa mère est morte à cause de lui, il deviendra « exécuteur des hautes œuvres ».

Encore plus que dans les histoires touchantes et humaines des personnages, c’est dans l’évocation de l’environnement de ceux-ci que se révèle le talent particulier de Valentine Goby. Les décors splendides, d’une haute sensualité, frappent particulièrement l’imagination. On voudrait pouvoir passer des journées entières allongé dans le grenier de la mère de Lucie, pour pouvoir ressentir pleinement la texture des tissus, écouter le silence apaisant, et laisser courir sur soi la douce lumière tamisée. Et personne n’a jamais vécu la sensation de glisser un bas neuf à son pied comme Henri l’a vécue. Ce qui rend encore plus frappant ce buffet pour les sens, c’est son contraste avec la douce mélancolie des personnages. Lucie est accablée par le spectre de l’enfant dont elle se débarrasse, et les remords causés par sa conduite envers sa mère la hantent toujours. Marie est tourmentée par l’idée qu’elle ne contrôle plus sa vie, et que des murs froids et impersonnels l’empêchent de voir une dernière fois les enfants qu’elle héberge. Finalement, sous un ciel gris, Henri s’efforce de se débarrasser de son humanité pour les quelques minutes durant lesquelles il aura à prendre celle d’une autre.

Attention toutefois, Qui touche à mon corps n’est pas un livre pour ceux qui désirent se faire raconter une histoire. Le récit des personnages se déroule très lentement à travers leurs réminiscences, et les trois protagonistes n’effectuent quasiment aucune « action » véritable. Mais pour ceux qui désirent se plonger dans un univers sensuel et émotionnel, Valentine Goby nous offre un petit bijou.

Gregory Sternthal-Ouimet

Où on va, Papa?

Je vous souhaite la bienvenue chez papa; dans son univers quotidien, dans ses réflexions, ses états d’âme et surtout, la bienvenue dans le monde de ses deux fils. La bienvenue ? Pas au premier abord; ses fils sont lourdement handicapés.

Où on va, papa ?, œuvre de Jean-Louis Fournier, se veut provocatrice et libératrice d’une mauvaise conscience collective. Provocatrice, oui, par son thème tabou encore de nos jours : le handicap mental et physique. Mais ce que ce livre a de particulier, c’est qu’il présente le regard qu’un père pose sur ses deux fils invalides. C’est le regard d’un père démuni, convaincu d’avoir raté sa paternité, d’avoir raté sa chance. Dans toute sa maladresse, on ressent le malaise et le regret. Non pas le regret d’avoir des enfants malades, mais celui de ne pas avoir pu faire avec eux tout ce qu’il aurait voulu. De ne pas pouvoir les envoyer dans de grandes universités, de ne pas pouvoir leur lire un Tintin, de ne même pas réussir à savoir s’ils ressentent parfois du bonheur eux aussi. Pour se sortir d’un univers triste et lourd, il y a l’humour noir et cynique du personnage qui surprend et fait sourire malgré tout. Cette ironie douce-amère nous provoque, mais elle résulte du malaise du père face à ses enfants. Mais ne semble-t-il pas consternant qu’on réussisse à s’attacher à ce point à un personnage choquant, cruel, égocentrique et malheureux? C’est ici que l’on comprend à quel point ce livre est humain, car ce père aime véritablement ses enfants et l’amour paternel se reflète d’une manière toute particulière; le texte est rempli de poésie. Un peu partout, de délicates interventions poétiques ponctuent les passages plus difficiles et les rendent magnifiques et touchants. Et on comprend ce père.

Ce roman est tout simple, naturel et épuré dans son traitement. Une chance, car le sujet est si lourd qu’il semble nécessaire de lui donner de l’espace. L’émotion est présente partout; on se choque, on rit, on pleure… C’est le portrait d’une souffrance au quotidien. Mais pourtant, on ne peut qu’aimer, vivre, relire et relire cette œuvre qui ne laisse aucunement indifférent. Aimer ? Mais parfaitement. C’est un livre tout simplement magnifique.

Où il faut aller, papa ? Ici, dans l’univers de Jean-Louis Fournier.

Janie Deschênes

Rencontre du 8 octobre

Le voyage à Paris approche à grands pas, et ce n’est pas juste en regardant le calendrier qu’on s’en aperçoit, mais à la fébrilité dans la salle en cette cinquième rencontre. Pour la première fois, M. Hottote, organisateur du voyage en France, se joint au cercle de lecture. Mais je crois que ce qui fait surtout monter le « Paris-baromètre » aujourd’hui, c’est la fameuse fiche de présélection où nous devions évaluer nos collègues selon des critères précis. Alors, pour mettre toutes les chances de notre côté, on s’est tous proposés pour rédiger la critique d’un des trois prochains livres.

Détails réglés (voir compte rendu détaillé), présentation terminée, que l’action commence ! Premier roman à l’ordre du jour : La beauté du monde. Constatation : très peu ont réussi à le terminer. Non pas parce qu’ils le trouvaient insupportable (mis à part Nicolas), mais par manque de temps. Peu importe, on n’a pas eu besoin de lire l’intégrale des 679 pages pour se forger une opinion. Certes, la discussion n’est pas passionnée. On a été ébahis par les descriptions de l’Afrique et du New York des Années folles, mais on se questionne sur l’originalité de l’œuvre, sur la présence de Winnie et sur de probables erreurs sur la manière d’appréhender le monde. Bref, on se questionne beaucoup trop. Mauvais signe pour Michel Le Bris?

Où on va, papa ? À Paris ! Personnellement, j’aimerais bien y aller et je crois que ce roman (témoignage ?) a plus de chance de faire partie du voyage que la brique précédente. À part Alexandra qui a eu l’impression que l’auteur méprisait son lecteur et M. Morin qui, si on résume son souffrant monologue, a trouvé l’histoire trop « molle » et trop « cute », que des louanges! On se réjouit qu’un père s’exprime enfin. Un père qui ose dévoiler sa honte et sa culpabilité, mais surtout son amour, humain, pour ses enfants « anormaux». On aime l’humour noir poétique dont on rit maladroitement, et qui nous touche parfois jusqu’aux larmes. Finalement, on félicite son style simple et son titre révélateur.

Les dernières minutes partent à toute vitesse comme à chaque rencontre. Avant qu’on se quitte, Mme Garet nous rappelle qu’il faudra bientôt choisir nos trois titres préférés. On s’enflamme déjà quand Nicolas dévoile les siens…

Caroline St-Pierre

vendredi 10 octobre 2008

Où on va, Papa?

Jean-Louis Fournier est un écrivain, humoriste et réalisateur de télévision. Cette année, son roman autobiographique Où on va, Papa ?, paru chez Stock, est sélectionné pour le Prix Goncourt. On y découvre le père de deux enfants « pas comme les autres » qui «ont du naître un 30 février», Mathieu et Thomas. C’est la relation père-fils qui nous est présentée, puisque la mère et le reste de la famille sont pratiquement absents du roman.

On y apprend que Fournier fut le complice de l’humoriste français Pierre Desproges. Ils ont sans doute en commun le sens de l’absurde, de l’anticonformisme et de l’humour noir. Auteur de la Grammaire française et impertinente (2003), Jean-Louis Fournier ne manque pas d’esprit. « On conjuguera le verbe péter », écrit-il pour faire un clin d’œil aux enfants dans cette grammaire comique. Il fait également référence à son livre Antivol, l'oiseau qui avait le vertige publié en 2003, dans sa métaphore filée des enfants-oiseaux. Fournier cherche à décrire les imperfections de la réalité de façon drôle. Il joue sur des notes noires, lorsqu’il traite de manière cruelle ou désespérée, l’absurdité du monde. Ses envies de mettre fin à la vie de ses fils, ou encore de s’autodétruire, en choquerons quelques-uns, mais c’est là l’ultime détresse du père, qui, en réalité, ne ferait aucun mal à ses « petits ».

En effet, ironie et ton macabre sont de mise, car le propos n’est pas léger. Fournier traite de la difficulté d’être en marge de la société, de ne pas répondre aux critères de beauté et d’excellence. On ressent les déceptions d’un père qui souhaitait Un brillant avenir pour ses enfants qui ne partageront jamais sa sensibilité face à la musique, la littérature, la nature, l’amour, l’art et les belles voitures.

La narration au «je» fait place à des questionnements, des rêves, des souvenirs, et à l’autodérision. Elle présente également sa propre interaction avec la société, que le narrateur critique par la bande.

Fournier a une plume épurée, qui donne un rythme fluide à la lecture. Sa maîtrise de l’humour et son écriture imagée rendent la lecture très agréable. Seules les répétitions volontaires peuvent être agaçantes, mais n’est-ce pas là le quotidien de parents d’enfants handicapés?

On s’attache rapidement aux garçons, qui sont d’éternels enfants. Fournier sait toucher et émouvoir, sans toutefois tomber dans le sensationnalisme ou la pitié. La question naïve que ne cesse de poser le petit Thomas ramène aux grandes interrogations de la vie et finalement à l’essentiel : « Où on va, papa? ».

Florence Paquin-Mallette

Où on va, Papa?

Un livre « pas comme les autres »

Les trois livres de la semaine dernière étaient assez sombres (Qui touche à mon corps je le tue, Le Rêve de Machiavel et La Domination), alors j’appréhendais la lecture de Où on va, papa ? sachant que Jean-Louis Fournier écrivait ce roman pour ses deux fils lourdement handicapés, Mathieu, l’aîné, et Thomas. Finalement, je me suis tordue de rire !

Fournier ne cherche pas à se plaindre ou à faire pitié. Il exprime son amour pour ses enfants de la manière dont ils semblent avoir vécu, c’est-à-dire avec simplicité et humour. Un humour à la Hara-kiri, magazine français reconnu pour son style « bête et méchant », un style typique à Fournier pour ceux qui le connaissaient déjà; bref, tellement cynique qu’au début je m’en voulais de rire du fait que « pendant de nombreuses années, [il ait] bénéficié d’une vignette automobile gratuite ». Mais, j’ai fini par comprendre que l’auteur avait volontairement créé ce malaise. Donc, je me suis laissé aller, et j’ai ri ! Plusieurs ont été touchée par la poésie, efficace j’en conviens, qui se dégage de cette œuvre, mais personnellement, c’est la critique que le narrateur fait de la société qui m’a le plus émue : « Je ne comprends toujours pas pourquoi on félicite et récompense ceux qui ont des beaux enfants, comme si c’était de leur faute. Pourquoi, alors, ne pas punir et mettre des amendes à ceux qui ont des enfants handicapés ? »

Malgré le nombre faramineux de pages à lire pour le Goncourt, j’ai profité du fait que cette œuvre était très courte pour la lire une deuxième fois d’affilée. Choix peut-être pas judicieux, mais qui en a valu la peine, car j’ai pu apprécier ce livre davantage. En somme, c’est une œuvre qui fait réfléchir, mais demeure légère. Un petit bijou de lecture, facile à offrir !

Caroline St-Pierre

La domination

Auteure fort prolifique, Karine Tuil est connue du milieu littéraire, et plusieurs de ses œuvres se sont retrouvées en nomination pour des prix ou en ont reçu. Que ce soit à l’aide d’un récit burlesque, tel que dans Interdit, ou en adoptant une écriture plus grave, comme pour Douce France, les romans de Karine Tuil semblent aborder des thèmes très intéressants. La domination ne fait pas exception à la règle. La forme utilisée est elle-aussi très intéressante puisqu’on y retrouve une narration à la première personne entrecoupée de l’histoire racontée par cette même narratrice, et cette mise en abyme vient ajouter à la richesse du récit.

Dès les premières lignes du roman, la narratrice nous saisit justement par la richesse de l’histoire. Elle nous décrit son père tel qu’elle le percevait, soit comme un être manipulateur, hypocrite, vivant de l’illusion. Pourquoi donc écrire sur cet être sans scrupule? Un éditeur lui aurait demandé de faire l’exercice, d’écrire sur son père, Jacques Lanski, cet homme à double face, ce personnage charismatique dont les vilains côtés n’étaient révélés qu’en privé. La narratrice hésite, puis se décide à écrire en passant par la fiction, se transformant en homme pour les besoins de la cause. « [J]e serai le mâle, le fils, la part d’ombre, le double masculin, négatif, j’emprunterai l’identité qu’il m’avait choisie : Adam » (p.49). On découvre alors le deuxième roman dans ce roman, l’histoire de Jacques Lanski, cette fois-ci à travers le regard blasé de son « fils », Adam.

À partir de cet instant, les deux histoires se juxtaposeront l’une à l’autre. L’histoire de la narratrice, de sa relation ambiguë avec son éditeur, que l’on imagine avoir cours à Paris, histoire au cœur de laquelle on découvre toutes les interrogations d’une fille envers son père quant à ces actions blessantes. C’est à même ce récit que l’on découvre aussi toute la difficulté éprouvée par la narratrice lors de la rédaction. Parallèlement, il y a l’histoire de Jacques Lanski qui, dans un premier temps, se mariera à une aristocrate catholique française, sera père de deux enfants, reniera ses racines juives, pour finalement aller vivre en Israël avec sa maîtresse russe, renouant avec ce passé qu’il tentait d’oublier, geste sans explication qui sèmera la confusion et la haine chez la narratrice.

La note de suicide, ce « Je n’en peux plus, pardon » (p .157), vient appuyer le questionnement quant à la véritable nature du père de la narratrice. Ce qui est particulièrement intéressant au sein du livre, c’est justement cette double interrogation de l’identité du père, puisque celle-ci se trouve présente tant chez la narratrice que chez son avatar, Adam. Le roman est donc un prétexte au récit de la vie de cet homme qui apparaît bien des fois hypocrite, jouant un rôle de médecin charismatique pour ses patients, d’homme humaniste, mais qui se joue de sa famille dans l’intimité. C’est d’ailleurs le double récit qui vient ajouter de la force au propos, car l’histoire de cette trahison nous est racontée deux fois, une fois à travers les yeux de la narratrice et une autre à travers ceux d’Adam.

C’est donc une domination claire qu’exerce le père au sein de sa famille en la manipulant, domination qui justifie le titre du roman. Cette domination n’est cependant pas la seule au coeur même du livre, puisque celle de l’éditeur sur son auteure est aussi abordée tout au long du récit. On y retrouve aussi une autre forme de domination, une domination d’ordre amoureux ou sexuel, puisque nous est relatée aussi la relation érotisée entre l’éditeur et la narratrice, où l’on ne distingue plus toujours lequel des deux personnages en vient à dominer l’autre.

Karine Tuil nous transporte donc dans un univers bouleversant où les valeurs s’entrechoquent, où l’on tente de trouver un sens à des actions injustifiées, blessantes. La justesse du style, la véracité du discours de la narratrice amène le lecteur à ressentir les mêmes émotions intenses que la narratrice elle-même. Ce concept de roman dans un roman est très fort, puisqu’il ajoute à la vraisemblance du roman, créant entre la narratrice et le lecteur ce sentiment de proximité puisque les deux savent que le roman de Jacques Lanski est un récit. On en vient donc parfois à oublier que le récit de la narratrice est aussi un roman. L’auteure joue de ces deux histoires, les superpose à un point tel qu’on ne sait plus distinguer les éléments de la fiction écrite par la narratrice qui sont « vrais » de ceux qui seraient tirés de son imagination. La fin est donc très surprenante, les deux histoires s’entremêlant plus que jamais dans une complexité amenant un suspense très prenant.

Bref, La domination est un véritable petit bijou, le genre de livres que l’on prend plaisir à lire tant il est bien écrit. Le thème de la domination et ses multiples sens est si bien exploré qu’une relecture du texte mettra très certainement en lumière de nouveaux éléments, ce qui fait de cette œuvre une véritable mine d’or à même de nous amener à une nouvelle réflexion pendant chaque relecture. Un livre donc à lire et à relire, pour un plaisir renouvelé chaque fois!

Marianne Deschênes