Le dernier roman de Belezi a tout pour perdre le lecteur, et pourtant…
Avec C’était notre terre, Belezi propose une véritable saga tragique, qui a pour cadre une famille de colons, les Saint-André, propriétaires du domaine algérien de Montaigne, le lieu principal de l’action. Le roman devient le récit de la décolonisation et de ses impacts, en offrant des angles et des points de vue multiples. Cette histoire de l’indépendance algérienne ne se limite pas au début des années soixante : elle fera une courte incursion au XIXe siècle et explorera le sort des Pieds Noirs, jusqu’à nos jours. Six voix nous livrent leur témoignage : Hortense et son mari, Ernest, leurs enfants (Claudia, Marie-Claire et Antoine), et leur servante kabyle, Fatima.
Le roman polyphonique développe plusieurs thèmes contrastants : l’aveuglement et la lucidité, l’aliénation et l’affirmation, la domination et la soumission… Puis il y a des thèmes, dont le versant opposé n’est pas (ou très peu) exposé. Par exemple, la vengeance domine, aucun personnage n’est apaisé par le pardon. De l’ancêtre, Jules, jusqu’aux filles Claudia et Marie-Claire : il y a peu de place pour le pardon, les plaies restent vives, et le lecteur en ressent le malaise, en voit l’engrenage infernal, absurde, inéluctable… Le trouble naît de cette absence d’issue, propre à la tragédie.
Ce n’est pas l’Histoire qui bouleverse, mais les histoires, les destins individuels, le style envoûtant. Pourtant, ce roman semble tout conçu pour perdre le lecteur : six voix narratives, six monologues intérieurs, absence de ponctuation forte (le point final n’apparaît qu’à la fin), multiplication des situations d’énonciation, chronologie non linéaire, etc. Mais la plume élégante de Belezi guide la lecture.
Sur le plan de la structure, le roman se divise en deux grandes parties, que sépare l’unique chapitre attribué à la voix de Fatima. De façon systématique, chaque chapitre commence par une indication de lieu qui indique quel narrateur occupera ce segment : Claudia, la benjamine, parle de Saint-Gabriel (France), puis Hortense parle de Montaigne (Algérie), qui nous apprend la mort de son mari, Ernest et de son fils, Antoine; le troisième chapitre commence par une croix, qui indique que le narrateur est mort au moment de l’énonciation principale, et ce défunt est Ernest ; le quatrième chapitre est le produit de Marie-Claire, l’ainée, de Kernogan (France); le cinquième est laissé au défunt Antoine. Dès la page 95, on reprend cette même séquence, dans le même ordre. À la page 170, l’auteur semble vouloir amorcer un troisième cycle, mais après Claudia et Hortense, on reste à Montaigne, et c’est Fatima qui met fin à ce cycle. Après son discours, plus rien ne sera pareil : l’ordre est bouleversé. Mais, au final, on constate l’équilibre : six chapitres pour Claudia, six chapitres pour Hortense, quatre chapitres pour chacun des autres membres de la famille (Ernest, Marie-Claire et Antoine), et un seul pour Fatima. La place qu’occupe cette dernière voix devrait suffire à donner un statut particulier à la servante. Belezi lui accorde aussi autant de pages qu’il en a réservé à Hortense et à Claudia. Ainsi, ces trois femmes sont les pierres d’assise structurant le roman.
C’était notre terre n’a pourtant remporté aucun prix… Le mystère est grand ! Le dernier Belezi répond pourtant très bien aux critères fixés au départ par les frères Goncourt. Par exemple, sur le plan de l’originalité, tant la structure que le propos sont singuliers et réussis. J’ai bien hâte de lire le Cusset pour découvrir en quoi Un brillant avenir surpasse C’était notre terre sur le plan de l’originalité !
Simon Fortin
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire